« Remettre de la démocratie dans le système alimentaire »

L’anthropologue Bénédicte Bonzi décrypte les dysfonctionnements de l’aide alimentaire en France et les violences qui en découlent pour les bénéficiaires. Elle défend le droit fondamental de toutes et tous à bien se nourrir.

Vanina Delmas  • 22 novembre 2023 abonné·es
« Remettre de la démocratie dans le système alimentaire »
Une maraude de la section de Clermont-Ferrand des Restos du cœur.
© ADRIEN FILLON / hans lucas / AFP

Bénédicte Bonzi s’est immergée pendant cinq ans, de 2017 à 2022, dans une antenne des Restos du cœur en Seine-Saint-Denis pour observer le fonctionnement et les défaillances de l’aide alimentaire en France. Dans son essai La France qui a faim (1), l’anthropologue dénonce l’essor d’un « marché de la faim » qui engendre des « violences alimentaires », au profit des plus riches et du système agro-industriel.

1

La France qui a faim, Bénédicte Bonzi, Seuil, « Anthropocène », 448 pages, 22 euros.

Quel était le but originel des Restos du cœur, lancés par Coluche en 1985 ?

Bénédicte Bonzi : Le message de Coluche était : « Ce n’est quand même pas normal que, dans le pays de la bouffe, il y en ait qui n’en aient pas assez ! » Au départ, il voulait dénoncer la surproduction de denrées stockées au niveau européen et appelait au partage. Aujourd’hui, ces stocks n’existent plus, mais il y a des surplus agricoles dont on ne sait que faire, et plus aucune protection pour les produits agricoles, complètement soumis aux lois du marché mondial. Il faut donc produire des choses spécifiques et peu chères pour l’aide alimentaire, ce qui ne permet ni de payer le prix juste aux paysans ni d’avoir une alimentation de qualité. Il y a eu un glissement qui a engendré un marché de la faim, et les pauvres sont utilisés comme variable d’ajustement.

Comment fonctionne l’aide alimentaire ? D’où viennent les dons et que mangent les bénéficiaires ?

Il y a d’abord le Fonds européen d’aide aux plus démunis (Fead), utilisé par la France pour les achats de denrées – et non en usage monétaire. Inscrits dans un catalogue imposé, ces produits viennent d’appels d’offres européens sur lesquels nous n’avons pas de contrôle. Ainsi, on récupère de la viande qui contient tout sauf de la viande : on se souvient des -scandales des tonnes de poulets gonflés à l’eau ou des faux steaks hachés. Cette source d’approvisionnement ne représente pas tant que ça dans l’assiette générale de l’aide alimentaire, mais les associations y tiennent car c’est une sécurité pour les denrées de base. Ensuite, il y a les collectes de produits dans les supermarchés auprès des citoyens. C’est souvent une opération gagnante pour les enseignes, qui prétendent jouer le jeu mais proposent surtout leurs articles avec de grosses marges. Les associations font également des achats pour compléter les dons aléatoires et essayer de respecter un certain équilibre alimentaire imposé par l’État. Quand le prix des denrées de base augmente à cause de l’inflation, c’est très compliqué. Enfin, il y a la ramasse, la récupération des invendus dans les supermarchés. Quand j’ai commencé mon terrain en 2017, c’était un petit complément, puis elle est devenue indispensable pour que la distribution soit suffisante, notamment en ville.

L’État se repose sur les associations mais leur impose toujours plus de règles et de normes, à l’image de la loi Garot de 2016.

Les conséquences sur l’aide alimentaire n’ont pas du tout été pensées lors des discussions sur cette loi contre le gaspillage alimentaire. Celle-ci oblige les supermarchés de plus de 400 mètres carrés à proposer une convention de don à des associations d’aide alimentaire, afin qu’elles reprennent leurs invendus encore consommables. En échange de ce geste – le don de produits qui n’ont plus de valeur marchande –, les entreprises bénéficient d’une défiscalisation. Mais ce sont les associations qui gèrent le transport et le tri de ces produits parfois invendables, destinés à la poubelle, alors ils passent des heures courbés dans le froid pour constituer un panier de légumes correct. Ils sont parfois obligés de jeter ce qui n’est vraiment pas digne ou avec une date de péremption dépassée. Un vrai tabou, par peur de ne plus avoir de dons.

Le don apporte beaucoup de choses mais ne peut pas rendre justice. 

Il y a des injonctions contradictoires et une inversion de la faute qui fait reposer sur les associations des défis que l’État lui-même ne relève pas. Les appels d’offres sont de plus en plus exigeants, notamment pour être plus vertueux au niveau des colis alimentaires (bio, local, équilibré, etc.). Quand le gouvernement annonce qu’il va débloquer 5 millions d’euros, ce n’est pas un chèque en blanc mais des aides conditionnelles : les structures doivent remplir des tas de dossiers, mais aussi renoncer à des prises de position politiques sous peine de perdre le peu qu’on leur donne. Ce système est malsain.

Le sous-titre de votre livre est « Le don à l’épreuve des violences alimentaires ». Quelles sont ces violences ?

La première des violences est de ne pas répondre au droit à l’alimentation, reconnu par le droit international. Certes, ce droit n’est pas opposable, mais nous sommes un pays riche, où la nourriture circule en abondance, donc nous devons faire notre possible pour garantir ce droit fondamental à toutes et tous. Ne pas le respecter engendre un état de violences faites aux personnes qui subissent des atteintes physiques et psychologiques. Nombre d’études montrent que les personnes ayant recours à l’aide alimentaire souffrent plus d’obésité, d’hypertension, de maladies cardiaques, d’anémie ou de problèmes dentaires. Sur le plan psychologique, le fait de devoir demander de l’aide pour manger et se justifier a des impacts significatifs. De plus, ces personnes vivent sous la menace permanente – en ce moment, plus que jamais – de ne pas recevoir ce dont elles ont besoin si le barème change, par exemple. Parfois, l’octroi de l’aide alimentaire est conditionnel : certains doivent suivre des cours de cuisine pour apprendre à bien manger, même si ce n’est pas adapté à leurs conditions de vie. L’État ne cesse de dire aux gens d’avoir un régime équilibré sans leur en donner les moyens. Ces injonctions contradictoires et l’inversion de la faute peuvent donner lieu à un sentiment d’humiliation.

Pourquoi dites-vous que « l’aide alimentaire, c’est le maintien de la paix sociale » ?

C’était déjà utilisé dans la Grèce et la Rome antiques, du temps des Évergètes. Le mot d’ordre « du pain et des jeux » permettait aux plus riches de dominer la population sans encombre. Aujourd’hui, cela peut s’apparenter aux dons ostentatoires comme ceux d’un Bernard Arnault, qui donnent l’illusion qu’on s’occupe du devenir de l’autre alors que les modes de production et les modèles économiques appauvrissent plus qu’ils n’aident. Le don apporte beaucoup de choses mais ne peut pas rendre justice, comme le dit l’anthropologue Marcel Mauss. Les politiques doivent en sortir, mais ils considèrent que c’est efficient, à moindre coût. D’autre part, cette pacification est vue par les politiques comme un contre-don de la part des associations et des bénévoles.

Les bénévoles se retrouvent en première ligne de tout : ils sont les premiers témoins de ces violences, des files d’attente qui s’allongent, des repas peu qualitatifs qui leur font parfois honte. Ils sont les petites mains de l’entraide mais reproduisent parfois les rapports de domination. La plupart du temps, les bénévoles contiennent ces violences permanentes. Ils essayent de répondre à un droit sans avoir les moyens de le faire correctement, mais la façon dont ils garnissent les plats au mieux, les colis, le temps passé à discuter sont une manière de dire aux gens : « Je te reconnais en tant qu’être humain, je te donne tout ce que je peux, et j’exige pour toi la justice. » L’État pense avoir les choses en main, mais les bénévoles des structures d’aide sont beaucoup plus en résistance que dans la pacification avec lui. Je décèle un niveau de ras-le-bol sans précédent : en 2017, je voyais des personnes qui pouvaient s’en sortir, des accompagnements qui réussissaient, alors qu’aujourd’hui les files d’attente s’allongent et personne n’en sort.

Il faut penser la transformation du système alimentaire, sortir de la stricte politique pour les pauvres.

Les associations sont obligées de changer les barèmes, de mettre des gens sur la touche, de diminuer le nombre de repas distribués. Les bénévoles des Restos du cœur ne sont pas des cogestionnaires de la pauvreté. Leur mission première reste la lutte contre la pauvreté, pas d’assister à l’enlisement des personnes parce que le gouvernement ne répartit pas les richesses. L’État fait le pari risqué que les héros ne s’expriment pas quand cela devient trop difficile, mais je suis sûre que ce dont ils sont témoins ne tombera pas dans l’oubli. D’ailleurs, il se passe quelque chose d’important : les Restos du cœur disent aujourd’hui publiquement que c’est difficile, des associations d’aide aux plus précaires s’unissent pour clamer que ce n’est plus possible, qu’elles ne sont pas entendues par le gouvernement. Nous sommes encore dans une escalade de la violence.

Comment faire autrement dans un pays où il y a de l’abondance ?

Nous avons besoin de toutes les formes d’aide alimentaire, elles sont complémentaires. Mais pour le moment, pour aider les millions de personnes qui en ont besoin, nous n’avons pas d’autre système que celui des distributions, comme le font les Restos du cœur, le Secours populaire ou la Croix-Rouge. Les alternatives plus vertueuses ne permettent pas encore de nourrir tout le monde, mais elles sont importantes pour voir vers quel modèle tendre. Il ne faut pas se tromper de récit et mettre en concurrence ces structures qui font tout leur possible. En réalité, il faut penser la transformation du système alimentaire, sortir de la stricte politique pour les pauvres, aller vers une règle d’universalité et ne plus quémander à manger parce que c’est tout simplement un droit fondamental. Mais il faut penser ce droit : faut-il l’inscrire dans la Constitution ? Faut-il le décliner dans une loi créant une Sécurité sociale de l’alimentation ? Faut-il tendre vers un service public de l’alimentation comme le prône la CGT ? Toutes ces questions doivent être posées afin de remettre de la démocratie dans le système alimentaire.

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Société
Publié dans le dossier
Manger à sa faim
Temps de lecture : 9 minutes