Quand les cantines ont le ventre creux

Depuis deux ans, la hausse des prix des matières premières compromet le financement de la restauration collective, et touche de plein fouet les enfants des familles précaires.

Hugo Boursier  • 22 novembre 2023 abonné·es
Quand les cantines ont le ventre creux
Pour beaucoup d’enfants, le déjeuner pris à la cantine est le premier repas de la journée.
© JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Franchir le portail de l’école et avoir le ventre qui gargouille. En sortir et se dire qu’après le déjeuner, copieux, avec les camarades de classe, le repas du soir en famille n’aura pas la même opulence, faute de moyens du ou des parents et en raison des prix qui ont explosé dans les supermarchés. Car si les salaires bougent peu, voire pas du tout, le montant du ticket de caisse bat des records. Depuis la hausse des prix des matières premières et de l’énergie liée à la guerre en Ukraine, la question de la faim a fait son retour dans les établissements scolaires. Si elle n’est pas nouvelle, les crises successives depuis celle du covid l’ont rendue plus visible. De nombreux parents se voient obligés de restreindre encore leur budget repas ou de différer le règlement des factures de cantine. Des difficultés qui accentuent un peu plus les inégalités sociales entre les foyers et qui ont des répercussions sur le bien-être à l’école.

Face à cette situation, les municipalités ont des sueurs froides. Quand elles gèrent directement les cantines en régie publique, les budgets s’affolent alors que l’équilibre est requis par le gouvernement. Et lorsqu’elles ont délégué ce service à une entreprise de restauration collective, un véritable bras de fer sur les prix des repas s’engage avec elle. Depuis deux ans, l’inflation creuse l’estomac des ménages. Jusqu’à quand les cantines pourront-elles remplir celui des élèves ?

Arbitrages

De toutes les augmentations, c’est celle de l’alimentation qui pénalise le plus les foyers. Elle concerne tous les produits, y compris les plus nécessaires. Et face à l’inflation, la population est touchée de manière inégalitaire. « Les familles avec enfants subissent de plein fouet cette hausse », explique Yvon Serieyx, chargé de mission économie à l’Union nationale des associations familiales (Unaf). En août 2023, pour avoir une vie décente, un couple avec deux enfants âgés de 6 à 14 ans doit dépenser 368,45 euros de plus qu’en août 2021, selon l’association. Pour des parents avec quatre enfants, c’est une hausse d’un demi-millier d’euros à affronter chaque mois. Et la moitié de ce montant est consacrée à la nourriture.

« Plus la famille est nombreuse, plus le rattrapage des salaires est insuffisant, observe Yvon Serieyx. Comme l’inflation a un poids énorme sur les foyers avec des enfants à charge, la seule solution reste l’augmentation significative des aides sociales et familiales. » C’est l’une des revendications de l’Unaf depuis des mois. Avec cette idée que les parents se sacrifieront toujours en priorité avant de toucher à l’assiette de leurs enfants. « Quels que soient les niveaux de précarité, la situation des parents reste très particulière : ils ont une obligation morale et juridique de subvenir aux besoins de leurs enfants. Coûte que coûte, ceux-ci seront donc les derniers touchés par la privation », analyse le chargé de mission.

Le prix facturé aux familles est loin du coût réel d’élaboration des repas.

Une enquête du Crédoc intitulée « La débrouille des personnes qui ne mangent pas à leur faim », publiée en septembre, le confirme : quatre parents sur dix réduisent leurs portions au profit des enfants. Quand ces derniers franchissent le portail de l’école le ventre vide, c’est qu’il y a des soucis à la maison. « Les parents comptent sur la cantine pour les nourrir », constate Yvon Serieyx, qui insiste sur le fait que les parents de ceux arrivant le ventre plein peuvent ne pas avoir dîné la veille au soir. Difficile, alors, de décrire finement les conséquences de l’inflation sur l’alimentation des enfants. Les associations se fient donc à leurs réseaux et essaient de faire au mieux.

« Nous avons des remontées de conseils locaux qui indiquent que de nombreux enfants s’assoient en classe en ayant faim », s’alarme Abdelkrim Mesbahi, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). Face à cette situation inquiétante, le gouvernement a souhaité mettre en place des petits-déjeuners gratuits en septembre 2019. L’administration a fait le constat que 13 % des enfants scolarisés en REP et REP+ (réseaux d’éducation prioritaire) arrivent à l’école en n’ayant rien avalé le matin. L’initiative a pu profiter à 153 000 élèves en un an. Mais le covid a freiné l’extension du dispositif. En septembre 2020, le gouvernement a souhaité revaloriser son aide en direction des communes en l’augmentant de 1 à 1,30 euro par petit-déjeuner financé. Aujourd’hui, cette mesure peine à être généralisée du fait, entre autres, des difficultés pour les communes à recruter des Atsem (agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles) pour distribuer les petits-déjeuners et s’occuper des élèves. À l’école, la lutte contre la faim n’est pas épargnée par les difficultés structurelles de l’Éducation nationale.

Des groupes tout-puissants

Si le petit-déjeuner coûte trop cher, qu’en est-il du repas du midi ? Depuis le mois de septembre, le prix des cantines a augmenté dans de nombreuses communes : 5 % à Niort, 3 % à La Rochelle ou encore 12 % à Digne-les-Bains, où la ville explique avoir été contrainte de renégocier en cours de route son contrat avec la société Elior. Une situation rendue possible par une circulaire de novembre 2022, fruit d’un intense lobbying des entreprises de restauration collective. Elior, Sodexo, Compass : les trois leaders du marché ont multiplié les alertes depuis la guerre en Ukraine. Elles se plaignent de faire face, seules, au bond des tarifs des matières premières, tout en devant continuer à servir plusieurs millions de repas chaque jour. La loi Egalim, qui veille à une alimentation « saine, durable et accessible »,les oblige à améliorer la qualité des produits, compliquant un peu plus l’équation. À la fin de l’été, elles réclamaient à l’unisson une augmentation de 9 % du prix des repas.

Face à la pression de ces gros groupes, le gouvernement leur a donné la possibilité de renégocier les contrats avec les communes. 40 % de celles-ci délèguent ce service aux entreprises, les autres se mettant aux fourneaux pour fournir les repas. Depuis cette circulaire, une bataille a débuté. « Nous entendons leurs arguments et, parfois, nous renégocions les contrats. Il faut chercher le bon équilibre. Mais il n’y a pas d’argent magique », pointait David Lisnard, président (LR) de l’Association des maires de France, dans Le Parisien, début novembre 2022. Ce à quoi lui a répondu un directeur de Sodexo : « [Les municipalités] ne peuvent-elles pas décaler le financement d’un rond-point pour payer le repas des enfants ? » Ambiance.

Gilles Pérole, en charge du dossier alimentation au sein de l’AMF, également adjoint au maire (DVG) de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes), se souvient de l’atmosphère des réunions : « Ça a été très violent. Très souvent, ces groupes se sentaient en position de toute-puissance. » Depuis l’hiver 2022, les rencontres au sommet se font rares, et les relations restent glaciales. « Si cela devient trop compliqué, les villes passeront en régie et n’auront plus besoin des services de ces entreprises », menaçait alors le président de l’AMF, encore dans les colonnes du Parisien. Vers un service public de l’alimentation ? Mais avec quels moyens ?

Des maires en difficulté

Comme sur de nombreux sujets, les édiles ont l’impression d’être abandonnés par le gouvernement. Ils doivent gérer seuls et tant bien que mal, chacun appliquant sa méthode afin d’éviter de trop affecter le portefeuille des familles : augmentation des tranches de facturation, gratuité, comme à Gâvres (Morbihan), ou encore élargissement de la grille des quotients familiaux. « Le prix facturé aux familles est loin du coût réel d’élaboration des repas, rappelle Gilles Pérole. D’autant plus que, sur le temps de cantine, il y a aussi les deux heures de prise en charge des enfants avec du personnel à payer. » Dans sa commune de l’arrière-pays cannois, la mairie règle 11,35 euros par repas. Les familles en couvrent en moyenne un tiers.

« Quelle que soit la couleur politique de la municipalité, l’élu n’est pas dans une position facile. Soit il gère lui-même la cantine, et fait face au prix des matières premières. Soit il délègue, mais il est alors soumis à la pression des entreprises qui veulent renégocier leur contrat. Et à côté, il y a les parents pour lesquels payer 10 centimes par repas et par enfant est impossible », analyse Abdelkrim Mesbahi pour la FCPE. Dans les communes rurales, ce coût s’ajoute à celui du réservoir de la voiture qu’il faut remplir pour conduire les enfants à l’école. Une difficulté à laquelle le gouvernement a voulu répondre avec ses « cantines à un euro » à destination de ces municipalités – l’État se chargeant de payer le reste. Gilles Pérole approuve, tout en s’inquiétant : « C’est bien, il faut encourager cette mesure. Mais la précarité est partout, dans les campagnes comme dans les villes. »

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Société
Publié dans le dossier
Manger à sa faim
Temps de lecture : 8 minutes