Quand l’inflation dévore la solidarité

Plusieurs fois par semaine, des centaines de personnes font la queue aux Restos du cœur du 11e arrondissement de Paris. Face à la forte augmentation du nombre de bénéficiaires, l’association se démène pour continuer sa mission mais se voit obligée de réduire les dons.

Maxime Sirvins  • 22 novembre 2023 abonné·es
Quand l’inflation dévore la solidarité
Les Restos du coeur, dans le 11e arrondissement de Paris.
© Maxime Sirvins

Épiceries fines et petits bistrots à la mode se partagent ce quartier de l’Est parisien. En fin de matinée, dans une ruelle, des dizaines de chariots de courses sont disposés le long d’un mur sans inscription. Derrière les fenêtres au vitrage opaque se trouve l’un des quatorze Restaurants du cœur de la capitale. Aujourd’hui, c’est distribution alimentaire. «À chaque fois, c’est pareil, des gens déposent leurs chariots en avance pour être bien placés dans la file d’attente, explique le responsable, Philippe Blanc, retraité. Ça fait dix ans que je fais ça, presque à temps plein. Il faut y croire ! » Il faut dire que Philippe doit gérer le plus petit centre parisien en surface, mais le plus grand en nombre de produits distribués. En montrant la longue file de chariots, il lance d’une voix tendue : «La distribution commence dans deux heures et les gens arrivent déjà. On va encore être débordés. »

La présentation du centre est faite au pas de course, mais Philippe prend cependant le temps de donner quelques explications. Dans ce petit espace éclairé aux néons, le trajet des bénéficiaires est bien organisé. « Ici, c’est le lourd – lait, conserves –, puis des biscuits, des légumes et ensuite la viande. » Il s’arrête, prend en main une barquette de porc aux châtaignes et admire la belle pièce de viande dans un grand sourire. « Les gens vont être contents, sauf ceux qui ne mangent pas de viande ou de porc, mais bon, on a tout ce qu’il faut. » Dans de grands congélateurs, il y en a pour tous les goûts : blancs de poulet frais, crevettes, saumon, etc. Les quantités sont impressionnantes : montagnes de conserves, étagères remplies de couches et de lait en poudre. « On reçoit plus de quarante palettes par semaine.» Certaines sont achetées par la centrale des Restaurants du cœur à des prix très attractifs, puis réparties dans les centres, d’autres sont des dons de groupes agroalimentaires. Ouvert quatre jours par semaine, le centre du 11e arrondissement croule sous les demandes.

Reportage cantine Pyrénées restos du coeur
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« Pendant la crise du covid, on a eu un énorme pic. On s’est dit que ça ne durerait pas. Pourtant, ça a encore augmenté après. » (Photos : Maxime Sirvins.)

«La semaine dernière, en comptant les aides pour les familles complètes, on a donné à 3 800 personnes », poursuit Philippe Blanc. Cela représente environ quarante bus de ville pleins à craquer. « Rien qu’aujourd’hui, on attend 350 personnes en même temps. Ça nous laisse quarante secondes par personne. » Quand on lui demande s’il a constaté une augmentation du nombre de bénéficiaires ces dernières années – l’Insee estime qu’entre 3,2 et 3,5 millions de personnes ont bénéficié de l’aide alimentaire associative en 2021 –, c’est avec un rire nerveux que l’homme répond. « Pendant la crise du covid, on a eu un énorme pic, avec 60 % de demandes supplémentaires. On s’est dit que ça ne durerait pas. Pourtant, ça a encore augmenté après. Depuis 2019, on a 2,5 fois plus de monde », explique Philippe Blanc avant de s’éclipser pour préparer le « menu» – soit les quantités par personne de chaque aliment distribué.

Des bénévoles de tous horizons

Heureusement, le retraité bénévole n’est pas seul. Ce jour-là, ils sont une vingtaine à s’agiter dans tous les sens pour préparer les dons. Les profils sont variés. Des retraités fidèles au poste depuis plusieurs années, des travailleurs qui viennent sur leur pause déjeuner, et même des bénéficiaires contents de pouvoir aider à leur tour. Dans une ambiance légère et tendue à la fois, tout le monde s’entraide. Une playlist des années 1980 tourne sur une petite enceinte. «Ella, elle l’a / Ella, elle l’a (elle l’a) / Houhou houhou hou houhou », chantonnent quelques personnes alors que la voix de France Gall résonne dans la pièce, sous le regard en poster de Coluche, le fondateur de l’association. C’est Marie-Laure, vêtue d’une chemise rayée blanche et bleue agrémentée de petites fleurs, qui est aux platines aujourd’hui. Elle est bénévole depuis trois ans. « Après le covid, j’ai eu envie de m’engager et d’aider les autres. » Pour se rendre disponible, elle a modifié son agenda de travail «de chargée de projet dans une entreprise de tech». Avec prestance et légèreté, elle s’occupe d’accueillir les publics et de vérifier leur éligibilité.

Rien de plus simple : les bénéficiaires ont toutes et tous une fiche cartonnée rose contenant toutes les informations nécessaires. Nombre de personnes au foyer, dernières collectes et régime alimentaire. À l’intérieur de la carte pliable, la liste des produits qui ne peuvent être donnés qu’une seule fois par saison. On y retrouve pourtant des articles basiques comme l’huile, le beurre ou la farine, mais l’association ne peut pas faire plus. Marie-Laure, qui vient aussi une demi-journée par semaine pour aider les gens à faire leur CV, est, elle aussi, témoin impuissante de la demande qui augmente. « En hiver, les critères pour avoir la carte sont plus souples, mais, cette année, on ne s’en sort pas. On va devoir appliquer les critères “été” pour les nouveaux bénéficiaires, et donc certains ne pourront pas avoir droit aux aides qu’ils méritent. »

« Ça va être sportif là ! »

La campagne « hiver » commence le 20 novembre pour seize semaines, explique Philippe Blanc. « Entre l’inflation et le nombre de demandeurs qui augmente toujours, on a dû baisser les quantités par personne d’un tiers l’hiver dernier. » Les derniers gros dons versés à l’association, comme celui de 10 millions d’euros de Bernard Arnault, « vont permettre de continuer à “moins un tiers”, mais pas de retrouver les quantités normales d’aides ». Alors que les hits des années 1980 s’enchaînent et que la file d’attente grandit dehors, les bénévoles se permettent une pause d’une dizaine de minutes pour manger ensemble. Autour de deux tables dressées à la va-vite au centre de la pièce, ils s’accordent un moment de répit convivial, presque familial, autour d’une paella. Les assiettes terminées, il faut vite ranger. «On va ouvrir quelques minutes plus tôt, il y a trop de monde dehors», explique le responsable. À l’extérieur, justement, les gens commencent à pousser et quelques cris se font entendre. Philippe Blanc se départit de son calme l’espace d’un instant et gronde la file chahuteuse comme un professeur. «Ça va être sportif là !», commente-t-il.

Reportage cantine Pyrénées restos du coeur hors série faim
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Plus de quarante palettes sont livrées chaque semaine aux Restos du cœur du 11e arrondissement. (Photos : Maxime Sirvins.)

Ouverture. « Mais trois nuits par semaine, c’est sa peau contre ma… » Le tube d’Indochine est coupé net en plein milieu. Les visages se concentrent. Tout le monde est à sa place. Marie-Laure, à l’accueil, gère l’afflux avec une bienveillance exemplaire. Pour l’aider, Alexandre, bénévole depuis un mois, est présent. Travaillant dans l’informatique, il vient pendant sa pause déjeuner quand il est en télétravail. «J’habite juste à côté. Avant, j’étais dans une autre association, mais elle a fermé. » Lui aussi, d’une douceur infaillible, accueille de son mieux. Alexandre offre des bonbons aux bénéficiaires et, pour les enfants présents, il y a même une boîte de Kinder Surprise en cadeau. Les sourires sur les visages des petits sont comme des pauses furtives au milieu du brouhaha de la distribution. «Vous avez un bébé ?» Alexandre se lève et court chercher des couches et du lait en poudre. « Vos enfants sont à l’école ? » Des trousses, des cahiers et des stylos sont à disposition au fond de la pièce.

Une machine bien huilée

Dans ce faux chaos contrôlé, la file avance vite et la distribution bat son plein. « Vous mangez du porc ? Non ? On a du très beau poulet ou du poisson à la place si vous voulez ! », lance un bénévole au milieu des carottes et des tomates. Certains bénéficiaires sont timides et n’osent pas forcément prendre la nourriture qui leur revient. « Des gâteaux, Madame ? » « Je vais plutôt prendre la brioche, s’il vous plaît. » « Mais, Madame, vous pouvez avoir les deux ! » D’autres, plus rares, se montrent cavaliers en essayant d’obtenir davantage de denrées que ne le leur permet leur carte. Tout de suite, un bénévole hausse le ton. « Ça suffit, là ! » Efficace. « C’est difficile, certaines personnes n’ont vraiment rien, donc elles font ce qu’elles peuvent pour être sûres de manger. »

De manière générale, la distribution se passe très bien. Au bout de la chaîne du don, une bénévole en sandales à moumoute blanche et longue robe à fleurs distribue les produits d’hygiène. «Je peux prendre celui que je veux ?, demande timidement une trentenaire aux longs cheveux blonds. Ah ! Un shampoing à la noix de coco ! Super ! » Rescapée de la bataille de Kharkiv, l’une des premières cibles de l’armée russe en Ukraine, la jeune femme est arrivée en France l’année dernière. Philippe Blanc a été témoin de cette guerre à sa manière. « On a eu beaucoup de nouveaux bénéficiaires. On reste là pour eux comme pour tout le monde. »

16 % des Français ne mangent pas à leur faim

Dès que les gens sortent, la bénévole aux sandales blanches lance un « bye-bye ! » avec une mimique qui en fait rire beaucoup. Alima en fait partie. Son chariot est plein à craquer, en plus d’un grand sac. Sa carte est pour six : « Moi, mon mari, nos trois enfants et mon beau-père. » À proximité de la sortie, elle s’arrête un instant. « Vous savez ? On m’a déjà volé deux chariots ici ! Il faut faire attention. » Alima vient ici depuis dix ans, son conjoint est handicapé. « Il touche l’AAH, mais je suis handicapée aussi. » La mère de famille n’en est pas informée mais, depuis le 1er octobre, la réforme de la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) change le mode de calcul et elle pourra désormais la toucher aussi. Un sourire de soulagement illumine instantanément son visage. « Ça, c’est une bonne nouvelle !» Alima s’éloigne ensuite, portant difficilement ses kilos de nourriture.

Comme elle, les bénéficiaires sont des centaines à passer par ce centre pour se nourrir. Lors de la campagne 2021-2022, les Restaurants du cœur ont distribué 142 millions de repas à 1,1 million de personnes, d’après le site de l’association. Selon l’Insee, plus de 14 % de la population française vivait sous le seuil de pauvreté monétaire (1 128 euros par mois) en 2020, soit environ 9 millions de personnes. Une autre étude publiée par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) révèle que 16 % des Français ne mangent pas à leur faim. Un chiffre en augmentation.

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Société
Publié dans le dossier
Manger à sa faim
Temps de lecture : 11 minutes