Cette nouvelle génération qui fait l’info

Engagés et tournés vers la pédagogie, de jeunes « citoyens journalistes » esquissent des solutions pour restaurer la confiance dans les médias. À l’écart des réseaux mainstream. 

Lucas Sarafian  • 11 décembre 2023 libéré
Cette nouvelle génération qui fait l’info
La chaîne YouTube d'Aude Favre, "Aude WTFake".
© DR

En pleine COP 28, son nom est partout. À 28 ans, Salomé Saqué est l’un des visages de cette nouvelle génération de journalistes en pointe sur les sujets écologiques. Le 29 novembre, elle fait partie des invités de la matinale de France Inter pour s’exprimer face à Antoine Buéno, conseiller sur le développement durable au Sénat et défenseur d’une croissance durable, qui estime que le discours écolo est monopolisé par l’idéologie « collapso-décroissanciste ». Le thème de la confrontation : « Qu’attendre de la COP 28 ? » En octobre, c’était avec Jean Birnbaum, rédacteur en chef du Monde des livres, que Salomé Saqué débattait. Même antenne, sujet un peu différent : « Faire des enfants à l’heure de l’écoanxiété ».

Avec 196 000 abonnés sur X (ex-Twitter) et 190 000 sur Instagram, elle est désormais une voix très influente sur ces sujets auprès d’une jeunesse engagée, mais pas seulement. Tout le monde se souvient encore de sa sortie sur « 28 minutes » (Arte) à la fin de l’année 2021. « On parle d’apocalypse. Ce n’est pas radical, ce n’est pas excessif de ma part de dire ça, ce sont les scientifiques qui le disent. Je fais partie de la génération qui va vivre l’effondrement », lâche-t-elle devant Étienne Gernelle, directeur du Point, et Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour Libération, qui rient sur le plateau quand elle tient ce discours. Alors que Don’t Look Up fait un carton sur Netflix, la séquence tourne sur les réseaux.

Je pense que la transparence et l’honnêteté sont plus efficaces pour regagner la confiance du public que la prétention à la neutralité.

S. Saqué

Sur Blast, Salomé Saqué enchaîne les vidéos face caméra sur la crise de l’accès au logement, la percée de l’extrême droite dans le monde, la réforme du RSA ou l’héritage. Elle ne cherche pas à être impartiale et ne s’en cache pas. «  C’est principalement pour ça que j’assume ce point de vue, explique-t-elle. Mon objectif, en ce qui concerne l’écologie, c’est d’apporter une critique constructive du système productiviste et de mettre en lumière les alternatives existantes. Ce n’est pas de dire : “Voici la bonne alternative.” Et c’est bien ce qui me distingue du militantisme. »

Changer les choses

Léa Chamboncel le revendique aussi : elle veut changer les choses. « Les médias ont un rôle fondamental pour porter un nouveau récit politique et casser le discours dominant qu’on cherche à nous imposer », expose-t-elle. À 38 ans, elle a pas mal de projets à son actif. D’abord, « Place du Palais-Bourbon », son podcast aux airs de documentaire audio lancé en 2018, où elle interpelle les députés sur des sujets très peu médiatisés, comme la politique des drogues, les enfants sans identité, le prix des médicaments… « Je voulais donner des éléments de compréhension du système politique aux citoyens tout en sensibilisant les élus à des questions qui leur échappent », raconte-t-elle aujourd’hui.

Léa Chamboncel

En 2020, elle lance « Popol », un podcast politique né d’un constat : l’invisibilisation des femmes dans les médias. « Les femmes étaient absentes des plateaux télé. On appelle des experts, ce ne sont que des hommes. Il y a un truc qui ne va pas, regrette Léa Chamboncel, qui a écrit Plus de femmes en politique ! (Belfond, 2022) et publiera en février un livre entre l’essai et la fiction, Au revoir Simone (Belfond, 2024). J’avais donc envie de faire un talk-show qui donne la parole aux femmes. En politique, celles-ci, et surtout les plus jeunes, ne se sentent pas vraiment “solides”. On essaie de leur faire croire qu’elles ne sont pas légitimes, alors qu’elles le sont. »

La jeune femme l’assume : elle a investi les médias considérés comme alternatifs (les podcasts et Twitch) pour porter un discours féministe. Elle aurait pu faire de la politique – on lui a fait « quelques propositions à gauche » – mais elle préfère se voir en « vigie» : « Être observatrice me permet de critiquer sans être partisane. Je garde mes idées pour moi, mais je peux gueuler quand il faut. Ce qui est plutôt difficile à faire dans un appareil politique. »

Vincent Carlino, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université catholique de l’Ouest, à Nantes, explique que les médias mainstream ne permettent pas toujours l’émergence de voix journalistiques engagées : « Sur Twitch ou sur les plateformes de podcast, les journalistes se sentent moins exposés aux discours critiques et haineux parce que la construction de l’audience est communautaire. Donc ils peuvent prendre un ton plus engagé. David Dufresne est l’un des premiers à avoir pris cette voie. »

L’ancien journaliste de Libération (1994-2002) s’est installé sur Twitch en 2021 avec son émission « Au poste », consacrée à la police et aux libertés publiques. Des sujets alors oubliés par les médias traditionnels. En novembre 2005, une petite équipe de journalistes investit un local de la cité Blanqui à Bondy (Seine-Saint-Denis) au moment des révoltes urbaines après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Depuis, le Bondy Blog, un des premiers pure-players en France, n’a jamais cessé de raconter les quartiers populaires.

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Moins suivi que Dufresne, Hugo Couturier, 25 ans, a cependant une expérience qui pourrait faire pâlir n’importe quel journaliste politique. L’écologiste Sandrine Rousseau, l’insoumis Hadrien Clouet, le député Renaissance Stéphane Travert, le LR Philippe Juvin et même Prisca Thevenot, secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et du SNU… Tous sont passés dans son émission quasi quotidienne sur Twitch, « Hugo au perchoir », pour y être interviewés. Selon son propre décompte, au moment où Politis l’interroge le 6 décembre, il a reçu 57 députés. C’est à peu près 10 % de l’Assemblée. Il se vante même d’avoir fait la plus longue interview de Jérôme Lavrilleux, en mars 2023. Le directeur adjoint de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2012, au cœur de l’affaire Bygmalion, a répondu pendant plus de deux heures par visio au jeune journaliste.

Hugo au perchoir
Hugo Couturier a reçu dans son émission une soixantaine de députés, soit à peu près 10 % de l’Assemblée. (DR.)

Dans son 17 mètres carrés à Paris, où il a son studio, Couturier préfère parler de la fabrique de la loi plutôt que des logiques politiciennes. Lui vulgarise ce qui se passe dans les cuisines de la Chambre basse, même s’il confesse « adorer la popol ». Et il met ses jeunes viewers (politiquement différents) en lien direct avec les politiques : « J’ai reçu le message d’un viewer après l’interview d’un député à qui il a posé une question dans le chat. Il m’écrit : “Merci beaucoup, c’est la première fois que je parle à un député.” Je me dis que j’ai quand même un minimum d’utilité. » Il vient de lancer une émission hebdomadaire consacrée aux élections européennes et a récemment intégré l’équipe de chroniqueurs de « Backseat », le talk-show fondé par Jean Massiet, leader du stream politique en France depuis 2017.

Montrer les coulisses

Son interview rêvée ? « Réponse simple : Macron, dit-il en riant. Je sais que je n’ai pas encore une audience suffisante. Mais pourquoi pas un ministre, voire Élisabeth Borne ? Mais ce sera difficile. Tout le monde préfère passer quelques minutes sur BFMTV que sur une petite chaîne Twitch. » Un youtubeur a pourtant fait son trou : Hugo Travers. Avec sa chaîne « Hugo décrypte », où chaque vidéo fait plusieurs centaines de milliers de vues, il a reçu le président, mais aussi Angèle, Hugh Jackman et Pierre Niney.

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Aude Favre a une tout autre démarche. Sa mission : démonter les fake news. En pleine crise du covid-19, elle décide de faire des lives sur sa chaîne YouTube, « Aude WTFake », qui cumule plus de 80 000 abonnés. Une sorte d’immense rédaction virtuelle, avec plusieurs centaines de « citoyens journalistes » aux profils hétérogènes, se crée et commence à travailler sur Discord, une plateforme de discussion de groupe. Ces enquêtes participatives fonctionnent, alors Aude Favre contacte Arte pour présenter le projet. Deal ! Sa série documentaire, « Citizen Facts », est produite.

Le cœur du problème, c’est qu’on n’a plus confiance dans les médias. Il faut donc repenser toutes nos pratiques.

A. Favre

Les cinq épisodes, disponibles sur le site de la chaîne franco-allemande, portent sur l’adrénochrome, la manipulation de Wikipédia par les conspirationnistes ou les campagnes de greenwashing des compagnies aériennes. Après la diffusion de ses enquêtes, elle lance un live sur sa chaîne pour montrer les coulisses. « Il faut vulgariser, donner des clés de compréhension. Mais je veux aussi montrer ce que sont vraiment les journalistes. Ce ne sont pas des gens froids qui enchaînent les plateaux télé à la recherche de notoriété. Alors j’explique ce que je fais », confie Aude Favre.

La journaliste a conscience de l’impact que peuvent avoir ses vidéos et ses documentaires – des chaînes YouTube ont été supprimées et le site de FranceSoir a même été démonétisé par Google grâce à l’une de ses enquêtes produites par « Complément d’enquête » en 2021. Mais ce n’est pas suffisant. Elle œuvre au sein de Fake off, une association de journalistes qui interviennent dans les collèges et les lycées pour faire de l’éducation aux médias. « C’est bien d’éduquer les gens pour qu’ils ne se fassent pas manipuler. Mais le cœur du problème, c’est qu’on n’a plus confiance dans les médias. Il faut donc repenser toutes nos pratiques journalistiques en fonction de ça », affirme-t-elle. Le message est adressé à toute la profession.

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Culture
Temps de lecture : 9 minutes
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