Dans le jeu vidéo, l’âpre combat féministe

Harcèlement, sexisme et racisme : le monde du streaming est, depuis ses débuts, gangrené par la haine viriliste. Entre témoignages, dénonciations et initiatives collectives, les catégories opprimées se sont lancées dans la lutte pour la mixité.

Maxime Sirvins  • 13 décembre 2023 abonné·es
Dans le jeu vidéo, l’âpre combat féministe
Mamapaprika est l’ambassadrice d’Afrogameuses, qui compte plus de 600 membres.

« Je suis fatiguée et il est temps que je vous explique. » Octobre 2022, Maghla décide de se livrer sur les réseaux sociaux. Maghla est une des streameuses françaises les plus suivies sur internet, avec 800 000 abonnés sur Twitch, la plateforme numéro 1 de streaming. Le stream est une activité qui consiste à se filmer et à diffuser en direct une activité, souvent liée aux jeux vidéo, tout en interagissant avec les internautes. Dans plusieurs longs messages, elle témoigne ainsi de son quotidien fait de harcèlement, de menaces et d’hypersexualisation. En ligne, elle trouve des photos de son corps nu, créées par l’intelligence artificielle. Parfois, des hommes publient des photos de leur sexe sur des images de la jeune femme. « Les commentaires peuvent aller du ‘je la viole’ à ‘je vais la pénétrer, cette chienne’, etc. », écrit Maghla.

La libération de sa parole va susciter un effet domino. En réponse, des dizaines d’autres streameuses vont à leur tour prendre la parole pour dévoiler, aux yeux de tous, la violence de leur quotidien. Baghera Jones explique par exemple avoir dû déménager après des « visites » à son domicile. Le même jour, Shironamie publie une vidéo choquante de l’un de ses directs. En plein live, la streameuse reçoit un appel extrêmement violent : « Dans quelques semaines, j’aurai mon plan pour te violer. Je connaîtrai le rythme auquel tu sors de chez toi. Si tu portes plainte, je te viole. Dans tous les cas, je vais te violer. »

Le problème n’est pas nouveau. Le monde du jeu vidéo est très viriliste. Souvent violent. Un univers où les femmes sont rarement les bienvenues, comme les membres de la communauté LGBTQIA+, commentaires homophobes et transphobes abreuvant régulièrement les réseaux sociaux. Pire, malgré ces dénonciations publiques, ces violences continuent comme si rien ne pouvait les interrompre. Le 7 décembre 2023, la streameuse Kelly Jess publie deux ­photos sur X (anciennement Twitter).

La première est une image d’elle en maillot de bain prise pendant ses vacances. La seconde, modifiée par des hommes grâce à l’intelligence artificielle, montre la même scène sans maillot, laissant apparaître une poitrine numérique. « C’est affolant, j’ai pleuré, je me sens déjà mal », écrit alors la jeune femme. Pourtant, d’après une étude de l’Ifop publiée en mai 2023, les femmes s’adonnent aux jeux vidéo autant que les hommes. Une étude qui souligne aussi, que pour éviter les comportements sexistes, 40 % des femmes ont déjà usé de stratagèmes pour ne pas dévoiler leur genre.

Un incubateur à joueuses pros

Ce sexisme ambiant se répercute forcément sur l’e-sport, terme utilisé pour désigner la pratique compétitive d’un jeu vidéo. Malgré une forte tendance à la hausse – 5 millions de spectateurs ont ainsi assisté à la finale de la coupe du monde 2022 du jeu League of Legends (LoL) –, les équipes restent essentiellement masculines. « Les femmes ne représentent que 7 % des joueurs amateurs ou pros en compétition», explique Christine Kev, chargée du pôle e-sport chez Women in games France, une association qui œuvre pour la mixité dans l’industrie du jeu vidéo. Et qui a créé un incubateur à joueuses.

« Notre but est d’encadrer des joueuses pour les accompagner vers la scène professionnelle. C’est un réel besoin, car il y a une réalité structurelle», précise la référente. Cette réalité, d’après elle, est que les « femmes sont généralement moins fortes aux jeux vidéo». Il n’y a pas de volonté de rabaisser, mais plutôt de dresser un constat sociétal. « Comme ce petit monde reste très masculin, les femmes commencent à jouer plus tard et ont donc souvent deux ans de retard. »

Les femmes ne représentent que 7 % des joueurs amateurs ou pros en compétition.

C. Kev

L’incubateur permet donc de rattraper ce retard en préparant au mieux les futures grandes joueuses. Pour y arriver, l’association est soutenue par des studios comme Riot Games, éditeur de League of Legends (LoL). Et les résultats sont là. Parmi les têtes d’affiche passées par l’incubateur, on retrouve Viki, joueuse de LoL et capitaine de son équipe féminine chez Vitality, la plus grande structure française d’e-sport, avec un palmarès impressionnant. « Je suis là pour montrer que nous avons notre place en tant que joueuses et que nous n’avons pas un ADN différent de celui des hommes », soulignait la joueuse en juillet 2023 sur France Info.


Lixiviatio a créé un événement caritatif à vocation féministe : Et Ta Cause. (DR.)

Mais pourquoi les équipes ne sont-elles pas mixtes ? Pour Christine Kev, « il faut déjà commencer avec des équipes genrées pour montrer que les femmes ont tout à fait leur place. Pour la mixité, il faudra encore attendre un peu ». Jusqu’ici, les rares expériences d’équipes mixtes n’ont pas été très positives. «Le talent de la joueuse est minimisé et le moindre de ses mouvements est scruté. » Si l’équipe perd un match, ça sera alors « à cause » de la joueuse et le harcèlement sexiste explosera. «Ça peut mener à des dépressions, voire pire», relève Christine Kev. La responsable résume le problème : « C’est un des rares secteurs où l’on peut discriminer son collègue sur son genre et demander à ne pas travailler avec car on ne sait pas se tenir. »

Une offensive groupée

En décembre 2023, sur les 50 streamers francophones les plus visionnés, seulement deux sont des femmes (la ­première arrive à la 22e place). Pour mettre en avant les femmes et les minorités, Women in games ne fait heureusement pas cavalier seul. Depuis des années, de nombreuses autres initiatives ont vu le jour. En 2020, la streameuse Chloé lance la plateforme communautaire Stream’Her. Avec actuellement plus de 200 streameuses, cette communauté vise à mettre les femmes en avant dans ce milieu et à leur proposer un endroit où se retrouver et s’entraider.

La même année, une autre association voit le jour : Afrogameuses. « Constatant l’invisibilité des femmes noires dans les jeux vidéo, leur absence sur la scène e-sportive et en streaming », l’association réalise plusieurs actions pour sensibiliser, accompagner et faire évoluer les choses. En plus d’organiser des événements sur Twitch, mais aussi en entreprise, l’association aide les femmes et les personnes non binaires afrodescendantes à se faire une place professionnelle dans ce milieu. Mamapaprika, streameuse, est l’ambassadrice d’Afrogameuses. « Nous sommes plus de 600 membres aujourd’hui, ça a quasiment doublé cette année », relève-t-elle.

Un mec est venu sur mon live pour juste me dire ‘wesh négresse’.

Mamapaprika

Pour en arriver là, la route n’a pas été simple. «En plus des insultes comme “retourne à la cuisine”, j’avais droit à “retourne en Afrique” », raconte Mamapaprika. Fin 2022, dans une campagne de harcèlement sexiste, la streameuse est également victime de racisme. « Un mec est venu sur mon live pour juste me dire “wesh négresse”. » À force, avec l’aide des modérateurs, elle a banni plus de mille ­personnes, répertoriées dans une liste qu’elle partage avec d’autres.

Sexisme, homophobie, racisme : mais que fait la plateforme Twitch pour éviter ce genre de comportement ? Pour Mamapaprika, de nombreux progrès ont été réalisés ces dernières années. « Twitch est conscient qu’il y a un souci avec les personnes opprimées et ses équipes ont mis en place plusieurs outils et règles », souligne la streameuse. Sur la page d’accueil, de nombreuses femmes sont par exemple mises en avant. Mais Mamapaprika pointe du doigt les « streamers qui ont des comportements sexistes et racistes ». Ainsi, en 2021, lors du plus grand événement caritatif français sur Twitch, la streameuse Ultia dénonce en live le comportement sexiste d’un participant. Celui-ci est suivi par des millions d’abonnés, et la masse viriliste déverse alors un torrent de haine contre Ultia.

Pour éviter ce genre d’attitude, la streameuse Lixiviatio a fondé la même année un autre événement caritatif, à vocation féministe : Et Ta Cause. Pour sa troisième édition, en novembre 2023, plus de 73 000 euros ont été récoltés pour le Planning familial. « J’en avais marre de voir toujours les mêmes gros streamers mecs dans les événements, donc j’ai décidé d’en créer un. On était tout de même 49 pour le dernier !», se félicite Lixiviatio.

J’en avais marre de voir toujours les mêmes gros streamers mecs dans les événements, donc j’ai décidé d’en créer un.

Lixiviatio

Comment expliquer que cet univers reste, alors, aussi masculiniste ? Un tour dans les studios de développement donne un aperçu de la construction d’un monde fait par des hommes et pour des hommes. En 2018, une enquête est menée sur les conditions de travail chez Riot Games, éditeur de League of Legends, jeu en ligne avec 180 millions de joueurs actifs par mois en 2022. De multiples cas de harcèlement sexuel et de discriminations envers les femmes employées ou sous contrat avec l’entreprise sont révélés. En juin 2020, c’est le grand studio français Ubisoft qui se retrouve à son tour dans la tourmente après une enquête de Libération recueillant « une vingtaine de témoignages qui décrivent, au siège du numéro 3 mondial du secteur, un système toxique, dominé par des hommes intouchables ».

Dans son baromètre 2022, le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo révèlent que, parmi les actifs du milieu, seulement 23 % sont des femmes et 5 % sont non-binaires. « C’est tout de même 10 % de plus qu’il y a dix ans », se félicite Harmonie Freyburger, vice-présidente de Women in games France, qui conclut : «Plus de mixité dans les entreprises, c’est aussi plus de mixité dans les créations. C’est un cercle vertueux qu’on tente de mettre en place. »

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