Comment les jeunes bousculent leurs parents sur la transidentité

Après la surprise, l’acceptation. Voire l’émancipation ? Si des situations de rejet existent, les enfants en transition permettent aussi à leurs parents d’évoluer, et même de se politiser, sur les questions de genre.

Hugo Boursier  • 13 décembre 2023 libéré
Comment les jeunes bousculent leurs parents sur la transidentité
© Fiora Garenzi / Hans Lucas / AFP

Chaque parent concerné garde en mémoire sa petite anecdote. Son histoire personnelle prise dans un tourbillon de surprise ou d’étonnement feint, de doute ou d’ultime confirmation. Pour Aude, c’était un soir de 2020. Son enfant de 16 ans et demi lui demande de sortir sur la terrasse, avec un malicieux petit sourire en coin : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est que je fume. La bonne, c’est que je suis trans. Je suis une fille. » Frédéric, lui, était au travail. Pause-déjeuner, sandwich entre les mains. Le téléphone sonne. « Papa, je suis dysphorique de genre. »

Chez Nathalie, c’était moins une surprise que la continuité d’un long processus, moins une rupture qu’une étape supplémentaire au cours d’une jeune vie de chicanes amoureuses. Aux annonces directes ou trébuchantes, leurs réactions vives ou silencieuses. Pas simple pour la mère, le père, ou les deux, d’avoir, dans l’instant, la meilleure attitude. Ou simplement celle qu’attendrait son enfant. Pris de court. Sur le vif. Admiratif, aussi, du courage de la transgression, de la vertigineuse déclaration, quand il y en a une. Inquiet, aussi, de tout ce qui pourrait suivre.

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« Dysphorique de genre ». Les secondes passent quand Frédéric entend sa fille prononcer cette expression. Une poignée de secondes avant que ne sorte cette phrase un peu brouillonne : « Bon, je finis mon sandwich et je te rappelle dans quinze minutes. » Rien n’a été avalé pendant ce quart d’heure : c’était le temps pour lui de poursuivre ses recherches Google qu’il avait entamées pendant l’échange. « Dysphorique de genre, définition ». Deux ans plus tard, le fonctionnaire territorial d’une quarantaine d’années s’en souvient encore parfaitement. « C’était un choc, une vraie surprise. Je n’avais pas vu de signes avant-coureurs. Elle a attendu d’avoir 18 ans pour faire son coming out », dit-il, avant de prévenir : « Je n’ai pas toujours les bons mots. Ça se dit, coming out ? »

Sur la terrasse, Aude a elle aussi quelque chose entre les mains : c’est sa cigarette, dont elle prend une taffe lorsque sa fille lui annonce qu’elle fume – et qu’elle est trans. « Tu sais que je t’accompagnerai, on fera les choses à ton rythme, quand tu en auras besoin, d’accord ? », lui répond-elle, avant de la prendre dans ses bras.

Une délicate attention dans une société où les agressions et les discours transphobes se multiplient. 17 août 2022. Le Planning familial lance une campagne de communication. Sur l’image, deux hommes sont assis sur un canapé. Ils se tiennent la main sur le ventre de l’un des deux. Avec ce message : « Au planning, les hommes aussi peuvent être enceints. » Éruption de colère sur les réseaux sociaux. La droite et l’extrême droite avancent main dans la main. « Des personnes trans nous demandent conseil pour la contraception, lavortement, le suivi médical de leur transition. Il nous appartient de les accueillir. Il nous appartient de faire en sorte quelles se sentent les bienvenues », répond l’association dans un communiqué.

15 octobre 2022. Dans son émission sur France 2, « Quelle époque ! », Léa Salamé invite Dora Moutot. La blogueuse, à l’origine du compte ­Instagram T’as joui ?, est connue pour ses prises de position que plusieurs collectifs jugent transphobes. Avec sa comparse Marguerite Stern, à l’initiative des collages contre les féminicides dans l’espace public, elles combattent pour « dénoncer les dérives du transactivisme », comme cette dernière l’affirme sur son blog.

Une multitude de documentaires visibles sur YouTube mettent aussi en scène les « graves dangers » de la trans­identité ou la « face cachée des détransitions ». Les réactionnaires ne reculent devant rien : à l’hiver dernier, la youtubeuse conservatrice Amélie Menu se fait passer pour une journaliste pour mieux piéger ses interlocuteur·ices. Le documentaire sera finalement diffusé sur le nouveau média Omerta, réputé proche de l’extrême droite et des sphères complotistes. Un des angles du documentaire : révéler les prétendues dérives d’un mouvement qui aurait trouvé, dans l’Éducation nationale ou dans la sphère médicale, des soutiens actifs de la « théorie du genre » et de la transidentité.

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Une expression repoussoir pour la fachosphère comme en France, en 2013, avec les ABCD de l’égalité défendus par Najat Vallaud-Belkacem. Ou plus récemment en Belgique, en septembre dernier, où un décret lié à l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras) était en projet. Les milieux conservateurs et religieux avaient multiplié les rassemblements. Des mobilisations récupérées sur les réseaux sociaux en France par leurs homologues réacs.

J’étais bouleversée quant à la perte de mon petit garçon mais aussi dans l’espoir d’une libération pour lui/elle.

Nathalie

D’un côté, il y a l’épaisseur violente de ces débats, polarisés par ces figures médiatiques, ces chaînes à grande écoute et ces réseaux sociaux où la nuance est minutieusement pilonnée. De l’autre, le quotidien, celui qui se présente sans prévenir, celui qui fait prendre une autre direction au modèle parental. En rentrant d’un déplacement à Paris, Nathalie reste bouche bée devant son enfant : « Je l’ai trouvé habillé en femme, sur le point d’aller faire du shopping avec une étudiante qui logeait à la maison. J’étais bouleversée quant à la perte de mon petit garçon mais aussi dans l’espoir que c’était une libération pour lui/elle. Elle avait 19 ans et m’a demandé de l’appeler désormais Alivia. J’ai appris qu’elle prenait des hormones depuis dix-huit mois », raconte la mère de famille, dont l’aînée est aussi transgenre.

Masculinités

Cette annonce vient percuter les masculinités héritées de sa famille. Chez elle, « seuls les garçons avaient voix au chapitre. Ils étaient les rois, raconte-t-elle. J’imagine que c’est la raison pour laquelle je voulais un garçon. J’avais le sentiment qu’un garçon protégeait sa mère pour toujours ». « Je pense que, sans cette injonction familiale, cela n’aurait pas été un problème », se remémore Nathalie. Elle met ­plusieurs mois « à digérer », durant lesquels Alivia reste dans sa chambre, puis sa fille part étudier à Amsterdam. La communication est difficile. Un jour, alors qu’Alivia est rentrée à la maison pour les vacances, elle prévient sa mère par message qu’elle a reçu le feu vert médical pour deux opérations chirurgicales. Depuis, Nathalie ressent une angoisse quotidienne. « Mon manque d’adhésion n’est pas dû à une raison morale, mais uniquement à une peur incommensurable pour sa santé », détaille-t-elle.

Mon mari a mis du temps pour ‘bien vivre’ la trans­identité de sa fille.

Aude

Si le recours à des soins particuliers lors d’une transition suscite de l’appréhension chez les parents, il reste « une question centrale pour les personnes trans, parfois une question de survie, dans un contexte de sur-suicidalité dans cette population », notent Hervé Picard, médecin, et Simon Jutant, codirecteur de l’association de défense des personnes trans Acceptess-T, dans un rapport transmis à Olivier Véran lorsqu’il était ministre de la Santé, en janvier 2022. L’Académie américaine de pédiatrie a observé dans une étude que 56 % des jeunes transgenres aux États-Unis ont eu des idées suicidaires au cours de leur vie, et 31 % ont fait au moins une tentative de suicide. « Ma fille se scarifiait, elle était traitée pour une dépression depuis quelques mois », souligne Aude. Par rapport à la transition de son ado, elle juge sa position à la fois viscérale (« je t’accompagnerai parce que je t’aime pour toujours »), mais aussi rationnelle (« je sais que si on t’accompagne, on limitera les risques de tentative de suicide et l’aggravation de ta dépression »).

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En France, la transidentité n’est plus considérée comme une maladie mentale depuis 2010 seulement. Dans ce contexte, les parcours médicaux peuvent devenir une indépassable nécessité. « En forte progression, ils sont de plus en plus modulaires et diversifiés dans leur contenu, leur séquencement et leurs modalités », précisent les auteurs du rapport. Aujourd’hui, 70 % des bénéficiaires de l’affectation longue durée (ALD) au titre d’un diagnostic de transidentité (une aide qui permet la prise en charge de traitements longs et onéreux) ont entre 18 et 35 ans. Le nombre de séjours hospitaliers liés à la transidentité a triplé entre 2011 et 2020, et concerne pour plus des deux tiers des personnes de 18 à 35 ans.

De quoi nourrir une multitude de questions pour les parents. Et du temps pour comprendre. Un temps parfois trop long. « Mon mari a mis du temps pour “bien vivre” la trans­identité de sa fille. Il aurait aimé que je le soutienne plus, mais je n’étais pas d’accord avec lui. Il a fallu qu’il avance presque seul », se remémore Aude. Alors que leur fille a entamé sa transition, une dispute éclate. Sa fille se tourne du côté de son père et lance : « Papa, tu me tolères, mais tu ne m’aimes pas, en tout cas ça ne se voit pas. Je suis ta fille, quand même ! » Une phrase qui l’a obligé à changer plus vite. « Je crois qu’il avait besoin de cette claque pour se remettre en question. Leur relation est depuis redevenue belle et saine », observe Aude.

Échanger avec d’autres

Ces situations, l’association Transparents – regroupant des familles et des proches de personnes concernées par les transidentités, mineures et majeures – les observe depuis bientôt deux ans. La structure a commencé ses actions en 2022. Sa présidente, mère d’une enfant transféminine, répond aux interrogations des familles. « Ce ne sont pas forcément des parents qui sont dans le déni ou le rejet de la situation. Ils peuvent être en difficulté sur le sujet par rapport à ce que vit leur enfant ou face aux efforts à fournir pour trouver un accompagnement. Pour certains, dont j’ai fait partie, les trans­identités ne pouvaient concerner que les autres », dit-elle. D’où l’importance de pouvoir échanger avec des parents concernés, que l’on nomme aussi pair-aidance.

Je suis un peu utopiste, mais je pense qu’on peut convaincre en expliquant.

Frédéric

Pour mieux cerner le sujet, Frédéric, lui, n’arrêtait pas de poser des questions à sa fille. « C’était devenu mon seul et unique sujet de conversation. Un jour, ma fille m’a dit : “Papa, moi, je n’en parle jamais, il n’y a que toi qui en parles.” » Un comportement assez courant, d’après la présidente de Transparents. « Il y a tellement d’activateurs de peurs », pointe-t-elle, qui s’ajoutent aux nombreuses peurs naturelles des parents : « Mon enfant est-il sous influence ? Est-ce une lubie ? Une idéologie ? Est-ce définitif ? Est-on responsable ? De quoi ? » Etc. Beaucoup de nuits blanches pour ces parents, avant de comprendre qu’en définitive « il n’est pas question de mode, de choix ou autres, mais d’une nécessité, d’une urgence vitale et naturelle à être soi-même pour leur enfant ».

Des parents contactent l’association en étant extrêmement abattus mais trouvent dans les échanges l’énergie pour aider du mieux qu’ils peuvent leur enfant. « Une maman dont la famille était aux antipodes de ce type de sujet a évolué assez vite : l’important pour elle – et pour beaucoup d’autres parents – étant le lien à son enfant avant tout. » Si ce retournement à 180 degrés n’est pas l’attitude la plus fréquente – l’association Transg’Aisne rappelle que de nombreux parents renient leur enfant quand ils apprennent sa transition –, il se décèle aussi parmi l’entourage : « Quand les gens ne comprennent pas, j’essaie d’expliquer. Je suis un peu utopiste, mais je pense qu’on peut convaincre en expliquant. Ou, au minimum, faire accepter », philosophe Frédéric.

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Une fois les blocages levés, s’ensuivent des discussions concrètes sur l’utilisation d’un nouveau prénom, sur le fait de genrer correctement la personne ou de l’accompagner dans son changement de genre à l’état civil. Dans des familles avec des frères et sœurs, c’est parfois le cadet ou la cadette qui aide les parents à se positionner. C’était le cas pour Raphaël, le fils de Frédéric. « Mon père avait besoin de comprendre. Il voulait être sûr qu’elle allait bien », explique-t-il. Frédéric a voulu prendre exemple sur son fils : accepter ce changement et respecter ce dont Charlotte avait besoin. Un parcours qui peut mener à de nouvelles célébrations en famille. Il y a quelque temps, Aude s’est réjouie : « On a accompagné notre fille pour monter son dossier de demande de changement de prénoms, et elle l’a obtenu en mairie en moins de trois semaines ! Un record, en France ! »

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Société
Publié dans le dossier
Ces jeunes qui paniquent les réacs
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