Géorgie : face au gouvernement pro-russe, la guerre culturelle

Face à la purge menée par l’actuel gouvernement pro-russe, les artistes et les responsables d’institutions culturelles se rebiffent. Ils dénoncent une mainmise du Kremlin sur le pays, qui a redoublé depuis le début de la guerre totale en Ukraine, et luttent contre le retour de l’influence russe.

Audrey Lebel  • 28 février 2024 abonné·es
Géorgie : face au gouvernement pro-russe, la guerre culturelle
La dernière action du Bouillon Group devant le Parlement, à Tbilissi, contre la censure des artistes menée par le gouvernement pro-russe.
© Guram Twibaxashvili

Ils sont une poignée à battre le pavé devant le Parlement à Tbilissi, capitale de la Géorgie. Une manifestation aux allures de performance artistique imaginée à la hâte par le collectif d’artistes Bouillon Group. « Donc, la choré, je vous la montre une dernière fois, c’est : un pas en avant, un pas en arrière, dix pas en avant, les mains en hauteur », s’égosille Natalia Vatsadze, 43 ans, à travers son mégaphone.

Tous les participants sont issus du monde de la culture : producteurs, photo­graphes, sculpteurs. « On reprend. Tous en ligne. Attendez bien mon signal pour qu’on soit synchro ! » enchaîne cette ancienne prof d’art, aujourd’hui designer. « Cette chorégraphie représente la manière dont les manifestants se rebellent en Géorgie, explique-t-elle. On avance et on recule face aux menaces des autorités, mais on revient toujours, encore plus déterminés. »

Cette performance est « une protestation contre le gouvernement pro-russe qui essaie de censurer les artistes », poursuit Natalia, l’une des fondatrices de Bouillon Group. « Ou plutôt, se reprend-elle, contre la purge que le ministère de la Culture conduit à notre égard. » Une véritable chasse aux sorcières menée contre toutes les personnes qui se sont publiquement opposées à l’invasion de l’Ukraine. Mais aussi contre ceux qui ont contribué, par leur lutte, au retrait, le 9 mars 2023, de la loi gouvernementale contre les « agents de l’étranger (1) ».

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Cette loi surnommée « loi russe » prévoyait que les ONG recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger devaient s’enregistrer en tant qu’« agents de l’étranger », sous peine de lourdes amendes. Elle ressemblait à une loi que le Kremlin a fait adopter en 2012.

La liste est longue. Natasha Lomouri, directrice de la Maison des écrivains, a été démise de ses fonctions après l’inauguration d’une exposition consacrée aux écrivains persécutés par le régime soviétique. Sujet tabou dans le pays natal de Staline, où le passé sombre de l’URSS et les crimes commis durant cette période sont de nouveau tus. À la place de Natasha Lomouri, le ministère de la Culture a nommé une de ses fidèles, une députée du parti au pouvoir Rêve géorgien, qui avait soutenu la loi des « agents de l’étranger », calquée sur le modèle russe.

Nous nous retrouvons dans des lieux privés en petit comité, comme au temps de l’URSS.

N. Vatsadze

La ministre de la Culture, Tea Tsouloukiani, nommée à ce poste en 2021, a aussi fait modifier le règlement de la Maison des écrivains. Désormais, un représentant du ministère doit être inclus dans les jurys de récompenses littéraires, et les autres membres du jury doivent être approuvés par le ministère. Sans compter l’éviction de dizaines de directeurs de musées et d’autres institutions nationales comptant parmi les 85 % de Géorgiens à vouloir que leur pays rejoigne l’Union européenne.

Retour aux années 1930

En mars 2022, le directeur du Centre national géorgien du cinéma, Gaga Chkheidze, était, lui, limogé quelques semaines après la publication sur son compte Facebook de critiques à l’égard du gouvernement, à qui il demandait pourquoi la destruction du patrimoine culturel par la Russie dans la guerre qu’elle mène en Ukraine n’avait pas été publiquement condamnée. Il a été remplacé par un homme pro-gouvernement qui officiait avant ce poste au Bureau national de l’application des lois et à l’Agence pour la prévention du crime.

De quoi susciter les railleries du monde du septième art, si la situation n’était aussi préoccupante. Car, dans le même temps, le nouveau directeur de l’Académie du cinéma géorgien a de son côté annulé une série de projections du film documentaire Taming the Garden, réalisé par une célèbre cinéaste, Salomé Jashi. Raison invoquée ? Son film créerait un sentiment politique et des divisions au sein du public.

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Ce qui laisse à penser à Natalia Vatsadze qu’«on vit un retour aux années 1930, et plus particulièrement à l’année 1936, apogée de la grande répression contre les artistes durant l’URSS. C’est la première fois depuis l’indépendance du pays, en 1991, que le ministère de la Culture a une position aussi dictatoriale à notre encontre », assure-t-elle. Elle n’aurait jamais imaginé, tout juste vingt ans après la révolution des Roses, celle qui avait fait place à l’ère libérale de l’américanophile Mikheil Saakachvili et à la modernisation fulgurante du pays, devoir se battre de nouveau contre l’emprise russe sur son pays.

« Quand on a fondé Bouillon Group, il y a seize ans, on a commencé nos expositions et nos performances dans des appartements. C’était une référence aux années 1960, quand toute manifestation culturelle non validée par le pouvoir soviétique avait lieu en privé, explique-t-elle. Mais c’était surtout parce que l’argent nous manquait. On n’avait pas les moyens de louer des salles. Et voilà qu’aujourd’hui, pour nous exprimer, nous nous retrouvons dans ces lieux privés en petit comité, comme au temps de l’URSS. » « Le point positif, nuance-t-elle, c’est que cela nous garantit une ‘safe place’, une vraie liberté d’expression, sans la crainte d’être embêtés par le gouvernement. »

Parole muselée

Natalia sait de quoi elle parle. Depuis l’automne dernier, elle est sous le coup d’une enquête judiciaire pour « hooliganisme » et « tentative de préparation d’une révolution ». Elle a été arrêtée et convoquée par les services secrets pour avoir participé à un atelier portant sur les nouveaux moyens de protester en Géorgie de manière pacifiste. Tout comme Tina Laghidze, actrice de 50 ans. « Je n’ai aucune possibilité de parler de cet interrogatoire, des questions qui m’ont été posées, sinon je risque vingt-cinq ans de prison, déplore cette dernière. Je peux juste affirmer qu’ils nous ont dit à moi et aux autres participants que nous étions contre l’État. »

Elle non plus n’aurait jamais imaginé que la liberté d’expression dans son pays soit de nouveau mise à mal. « C’est la première fois que je suis questionnée ainsi par les autorités. Ce sont les mêmes méthodes que lorsque j’étais enfant qui sont utilisées : le même lexique, la même logique, les mêmes moyens d’intimidation », développe-t-elle, attablée aux côtés de sa collègue Irine Jordania, réalisatrice, au sein du respecté Musée de la photographie de Tbilissi. 

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Leur amie Nestan Nijaradze, la directrice du lieu mais également la directrice artistique et cofondatrice du Tbilissi Photo Festival, a organisé la rencontre. Elle aussi est engagée dans la lutte contre le pouvoir actuel. Lors des gigantesques manifestations de mars 2023 contre la « loi russe », elle jonglait entre les rassemblements devant le Parlement et l’organisation, en urgence, d’une exposition d’artistes visuels et de photographes géorgiens qui documentaient les journées de lutte pour faire plier le gouvernement. « Mettre sur pied cette exposition en un temps record était notre acte de résistance pour protester contre ce qu’il se passait. »

Poutine et ses sbires brandissent la menace d’une possible invasion si la Géorgie se tourne vers l’Union européenne.

N. Nijaradze

Elle ajoute dans un français parfait : « La guerre en Ukraine est aussi notre guerre. Or le gouvernement actuel ne condamne pas fermement cette invasion qui nous rappelle la guerre que nous avons vécue ici en 2008.20 % de notre territoire est toujours occupé par la Russie. Nous subissons les conséquences de l’afflux de réfugiés, Poutine et ses sbires brandissent la menace d’une possible invasion si la Géorgie se tourne vers l’Union européenne, et notre gouvernement fait quoi ? Il se plie à ses volontés. »

Pire, il reprend ce leitmotiv. À commencer par le nouveau Premier ministre, nommé le 8 février, Irakli Kobakhidze, un proche de l’oligarque pro-russe Bidzina Ivanichvili. Il a multiplié les déclarations acerbes vis-à-vis de l’Occident et a répandu l’idée d’un éventuel ­deuxième front en Géorgie qui aurait lieu à cause de l’Occident. « Une tentative d’effrayer le peuple qui veut se tourner vers ­l’Europe et avoir la garantie du respect des droits humains et de la liberté d’expression », commente Natalia Vatsadze.

L’espoir de la jeunesse

Alors, pour Nestan, le retrait de la « loi russe » a été une victoire, « d’autant plus que ça a coïncidé avec l’ouverture, le jour même, de l’exposition que nous avions montée ». Mais elle reste en alerte face à « l’immense risque de retour en arrière ». Ce qui lui donne de l’espoir, c’est la jeunesse. Comme cet artiste, Sandro Sulaberidze, qui a retiré son œuvre de la Galerie nationale de Géorgie et a écrit à la place, comme un pied de nez au pouvoir : « L’art est vivant et indépendant. » Le ministère des Affaires intérieures, après l’avoir poursuivi pour vol, a là aussi dû faire machine arrière face au soutien massif que l’artiste a obtenu.

L’élan de solidarité entre les artistes nous aide.

I. Jordania

Pour Irine Jordania, « l’élan de solidarité entre les artistes nous aide. Il nous permet de croire qu’en nous réunissant nous sommes plus forts face au gouvernement ». Pour la première fois dans l’histoire du cinéma géorgien, « nous essayons de monter une Union des travailleurs du cinéma, une sorte de syndicat qui, pour l’instant, compte près de 200 personnes, ajoute Tina Laghidze. On boycotte le ministère de la Culture depuis des mois pour créer une alternative au Centre national du film ».

« Nous n’avons aucun autre moyen de nous battre », soupire Irine Jordania. À l’approche des élections parlementaires – les plus importantes du pays –, qui se tiendront en octobre, les acteurs du monde de l’art se veulent les porte-voix de la résistance contre un retour vers le passé.

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