Mort au travail : pour Jemaa, l’interminable recherche de justice

Jemaa Saad Bakouche a perdu son compagnon, victime d’un accident sur un chantier en 2019. Malgré plusieurs manquements soulevés par l’inspection du travail et la justice, le chef d’homicide involontaire n’a pas été retenu par les juges. Elle a décidé de se pourvoir en cassation.

Pierre Jequier-Zalc  • 20 mars 2024 abonné·es
Mort au travail : pour Jemaa, l’interminable recherche de justice
Yucel Mutlu, le compagnon de Jemaa Saad Bakouche, mort en 2019 sur le chantier d'une extension d’un hypermarché Leclerc à Argences, dans le Calvados.
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« Comment tenir debout ? Comment continuer à vivre ? Comment expliquer cela à mon fils ? » Ce 23 février 2024, Jemaa Saad Bakouche a les épaules lourdes, le cœur serré, les yeux embués. La cour d’appel de Caen vient de confirmer le jugement en première instance : ni le donneur d’ordre ni l’entreprise qui employait Yucel Mutlu, son compagnon, sur le chantier sur lequel il est mort en avril 2019 ne sont reconnus coupables du chef d’homicide involontaire – le plus grave dans un accident du travail.

Pourtant, aux yeux de Jemaa, ces entreprises sont bien responsables de la mort du père de son fils. Le vendredi 26 avril 2019, Yucel Mutlu travaille sur une extension d’un hypermarché Leclerc à Argences, dans le Calvados. C’est, normalement, son dernier jour sur le chantier. Depuis une dizaine de jours, il s’affaire à construire un mur coupe-feu de près de 9 mètres de haut et de 37 mètres de long. Le lundi suivant, une entreprise de charpente viendra prendre le relais.

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À 17 h 10, le chantier s’est bien vidé. Le week-end est proche. Il ne reste plus beaucoup de salariés sur le site. Si ce n’est Yucel et son collègue et associé, Sadi*. Quelques mois auparavant, ils ont créé une petite société de maçonnerie ensemble, SM. Ils en sont les seuls salariés. Soudain, une partie du mur s’effondre sur le maçon. Celui-ci se trouve alors sur une plateforme élévatrice à près de 4 mètres de hauteur. Un choc entre la plateforme et le mur pourrait être à l’origine de cet effondrement. Il meurt à la fois de la chute et de l’impact des parpaings sur sa tête.

*

Le prénom a été changé.

Un malheureux accident ? L’enquête de l’inspection du travail dit tout autre chose. Déjà, sur le statut de Yucel. En arrivant sur les lieux du drame, les inspecteurs découvrent une première version : le maçon décédé et son associé travaillaient sur ce chantier comme sous-­traitants de deuxième niveau.

Défauts de sécurité et emplois dissimulés

L’extension de l’hypermarché a, en effet, été confiée à l’entreprise Bellée Zaffiro. Pour une partie de la maçonnerie, celle-ci a sous-traité le marché à une seconde entreprise, Aydin Bâtiments. Cette dernière affirme, devant les inspecteurs du travail, avoir elle-même sous-traité une partie de ces tâches à SM, la petite entreprise constituée uniquement des deux associés Yucel Mutlu et Sadi. L’avantage de cette manœuvre est simple : faire du bénéfice. Alors qu’Aydin Bâtiments a eu le marché pour 20 euros par mètre carré de maçonnerie, elle le sous-traite pour 15 euros le mètre carré. Pour les 480 mètres carrés sous-traités, cela représente un bénéfice de 2 400 euros. Sans rien faire, donc.

Sauf que cette sous-traitance de second niveau n’est déclarée ni au maître d’ouvrage ni à l’entreprise principale, Bellée Zaffiro. Pis, lors de leur enquête, les inspecteurs découvrent que le contrat de sous-traitance passé entre Aydin Bâtiments et SM a été signé le 27 avril 2019. Soit le lendemain de l’accident de travail mortel de Yucel Mutlu. Autant de fraudes qui permettent à l’inspection du travail de conclure que, « sous couvert de fausse sous-traitance », cette organisation frauduleuse conduisait « à la dissimulation d’emplois salariés ».

Le travail dissimulé, un délit que les juges ont retenu à l’encontre du gérant d’Aydin Bâtiments en première instance et en appel. Une condamnation assortie d’une amende de 800 euros. L’entreprise principale, en revanche, est relaxée de ce chef d’inculpation. « Il n’est pas établi de lien de subordination entre la société Bellée Zaffiro et les deux travailleurs susvisés », peut-on lire dans le jugement en appel. Surtout, outre ces découvertes sur l’emploi dissimulé des deux salariés, l’inspection du travail met au jour un enchaînement de manquements de toutes les parties qui auront pour aboutissement l’effondrement de ce mur coupe-feu.

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Le principal : l’absence d’étais pour maintenir le mur durant sa construction. Pourtant, cette installation avait été demandée explicitement par l’architecte. « Le mur coupe-feu n’est pas autostable. Il faut installer des étais tirant-­poussant pour prévenir le risque d’effondrement », déclare-t-il en substance à l’entreprise principale. Il réitère cette demande à deux reprises, constatant l’avancée rapide des travaux, le 17 et le 24 avril 2019. Soit deux jours avant l’accident. Sans que cela accélère les choses.

Il ressort de l’enquête que cet accident du travail est en lien direct avec l’absence d’évaluation des risques.

« Les étais tirant-poussant, équipements de travail indispensables contre le risque d’effondrement de ce mur, prévus en amont dans la note de calcul du bureau de contrôle […] n’ont pas été mis en place et, de plus, étaient en nombre insuffisant sur ce chantier », constate l’inspection du travail. Outre cela, l’enquête démontre l’absence de plan particulier de sécurité et de protection de la santé (PPSPS) adapté au risque en question – l’effondrement d’un mur de 9 mètres de haut. « Il ressort de l’enquête que cet accident du travail est en lien direct avec l’absence d’évaluation des risques de toute nature générés par l’opération », décrit l’arrêt de la cour d’appel de Caen.

« Je ne peux pas en rester là »

C’est d’ailleurs tout le paradoxe de cet arrêt. Tout au long de celui-ci, les juges tendent à accabler les deux entreprises, et notamment Aydin Bâtiments et son gérant. Ainsi, l’arrêt détricote l’argument des sociétés consistant à imputer l’accident à la seule faute du salarié – un classique dans les procès d’accident du travail. « En tout état de cause, selon une jurisprudence constante et ancienne de la Cour de cassation, le chef d’entreprise ne peut s’exonérer de sa responsabilité que si la faute de la victime peut être analysée comme la cause exclusive de l’accident, ce qui n’est nullement le cas en l’espèce. »

Les juges vont même plus loin, écrivant qu’« il résulte de la procédure et des débats que ces entreprises, en omettant de procéder à cette évaluation des risques et cette ­coordination, et en exposant ainsi ces salariés au risque d’écrasement par effondrement du mur, ont délibérément manqué à leurs obligations de sécurité du personnel » et que « le défaut de mise en place d’étais tirant-­poussant a manifestement concouru à la survenance du dommage ». Ils insistent également sur la cadence du chantier, bien trop rapide.

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Deux travailleurs dissimulés en fausse sous-traitance, assignés à des tâches rapides et successives, sans prévention des risques et sans système de mise en sécurité (pourtant explicitement demandé) par le maître d’œuvre. Le tout avec un ouvrage à réaliser dans un temps extrêmement serré. Autant de manquements imputables aux entreprises pour expliquer le décès de Yucel Mutlu. De quoi reconnaître les entreprises responsables d’homicide involontaire dans le cadre du travail ?

Non, pour les juges du tribunal de première instance comme en appel, qui contredisent donc l’inspection du travail et le parquet. « La seule absence d’étais sur le mur n’est pas à l’origine de son effondrement, plusieurs facteurs relevés par l’expert ayant été à son origine, dont une exécution imposée trop rapide, le choc de la nacelle provoqué par un mode opératoire inapproprié du chariot élévateur. En outre, il est constant que la victime lors de sa chute ne portait pas de casque. En conséquence, la relaxe prononcée par les premiers juges procède d’une exacte analyse des faits », peut-on lire dans l’arrêt de la cour d’appel, qui ne retient donc pas le chef d’homicide involontaire à l’encontre des prévenus.

À les entendre, on croirait que Yucel est mort comme par magie.

Jemaa

L’entreprise Bellée Zaffiro est finalement condamnée à deux fois 2 000 euros d’amende (pour travail dissimulé et défaut de mise à disposition d’équipements de sécurité). Le gérant d’Aydin Bâtiments à deux fois 800 euros. Des peines ridicules pour la compagne du défunt. « Comment est-ce possible ? À les entendre, on croirait que Yucel est mort comme par magie. Qu’il n’y a pas de responsable. J’ai un tel sentiment d’injustice, un tel sentiment de dégoût », souffle Jemaa. Après cette nouvelle défaite, elle a décidé de se pourvoir en cassation. En cas de nouvelle défaite judiciaire, elle pense déjà à saisir la Cour européenne des droits de l’homme. «Je ne peux pas en rester là. Tant que je n’ai pas tout essayé, je ne pourrai pas dormir tranquille», souligne-t-elle.

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Le cas de Jemaa est loin d’être unique. De nombreuses familles ayant perdu un proche dans un accident du travail connaissent, depuis, la lenteur et, parfois, la violence de la justice. « Dans ces dossiers, la qualification des ­infractions est très exigeante. Elles sont éminemment techniques et la loi est très contraignante », notait en mars 2023 dans nos colonnes Antoine Haushalter, substitut du procureur de Bobigny, chargé des accidents du travail. « Pour le dire clairement, c’est beaucoup plus simple pour le parquet de qualifier un homicide involontaire pour un chauffard que pour une entreprise », poursuivait sa collègue Alix Bukulin.

Outre cette complexité juridique, le rapport de force est bien souvent déséquilibré. « Comment peut-on se battre contre ces grosses entreprises bardées d’avocats ? C’est le pot de terre contre le pot de fer», se lamente Jemaa. Malgré tout, elle a décidé de continuer à se battre. «Pour Yucel. Et pour ses parents. Pour notre fils, surtout. » Pour elle, aussi, dont la vie s’est effondrée ce 26 avril 2019. Un effondrement sans coupable, vraiment ?

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Temps de lecture : 8 minutes

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