Le secret des États, mal nécessaire ou impasse démocratique ?

Le politiste Sébastien-Yves Laurent interroge le rôle du secret dans le fonctionnement des États, à l’heure où l’on souhaiterait une certaine transparence démocratique. En vain, une part clandestine de tout État demeure.

Olivier Doubre  • 27 mars 2024 abonné·es
Le secret des États, mal nécessaire ou impasse démocratique ?
Manifestation en faveur de Julian Assange devant la Cour royale de justice, à Londres, le 21 février 2024.
© Daniel LEAL / AFP

État secret, État clandestin : essai sur la transparence démocratique, Sébastien-Yves Laurent, Gallimard, coll. « NRF essais », 360 pages, 22,50 euros.

Lors de sa diffusion sur l’ensemble de la planète, Internet fut auréolé d’une croyance en un immense progrès démocratique « par le bas » : chacun·e, grâce à ces « autoroutes de l’information », allait désormais pouvoir accéder à toutes les sources et à toutes les données disponibles, en plus de diffuser des informations à toutes et tous. Or on est revenu, depuis bien des années déjà, de cette illusion d’une transparence généralisée des informations sur l’ensemble des instances de pouvoir.

Au-delà des mèmes, des activités de « fermes » de hackers et autres fake news, la fausse gratuité des sites Internet ou plutôt des « informations » diffusées entre autres par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon ou autre Microsoft, ces mastodontes du web plus riches et plus puissants que nombre d’États sur la planète) est maintenant connue. 

Une grande partie des milliards d’internautes savent aujourd’hui qu’ils sont loin, devant leurs écrans, d’avoir accès à tous les contenus et connaissances politiques, financières, sociales ou culturelles disponibles. Et que leurs données sont enregistrées non seulement par toutes les multinationales de la Toile – et commercialisées à grand profit par elles –, mais aussi par les services de renseignement des puissances étatiques. 

Le rêve « libertaire » d’un réseau mondial accessible à toutes et tous s’est bien transformé en un gigantesque système de fichage et de traçage, dans une sorte de modernisation digitale de l’idée orwellienne du « big brother » (de 1984). Oubliée, l’idée de la transparence absolue – eût-elle jamais été désirable – et du contrôle des citoyens du monde sur l’information : les « secrets d’État » ont vite recouvré leur fonction, qui n’avait en réalité jamais disparu. En dépit des « fuites » d’un Edward Snowden en 2013 ou des sites comme WikiLeaks qui allaient révéler au monde ce que l’on nomme (selon les circonstances, les contrées et les acceptions) « État secret », « État profond » ou « État souterrain ».

Jusqu’où une démocratie peut-elle tolérer le secret ?

Mais jusqu’où une démocratie peut-elle tolérer le secret ? C’est toute l’interrogation du politiste Sébastien-Yves Laurent, dans cet ouvrage très original, fruit de longues années de recherches qui se concentrent sur trois pays phares des démocraties contemporaines : Royaume-Uni, États-Unis d’Amérique et France. Dès l’origine de l’institution étatique, notamment depuis la Grèce de la démocratie antique, l’État « eut des raisons que la raison commune ignorait ».

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Il était alors admis que « la raison d’État autorisait des agissements diplomatiques, policiers ou militaires dont le secret était la garantie du succès ». Toutefois, avec l’avènement du libéralisme politique classique au XVIIIe siècle, depuis les idées de Locke et plus encore avec les Lumières européennes, les droits de l’individu face au pouvoir étatique et les principes de la démocratie sont indissociables de l’idée de « publicité ». Publicité des lois, des débats parlementaires, des décisions de justice : le secret d’État semble alors incompatible avec l’idée démocratique.

Un État secret, comme un mal nécessaire

Toutefois, les gouvernants durent bien admettre la nécessité d’une part de secret au bon fonctionnement de l’État, ne serait-ce que pour des raisons stratégiques et militaires. Et les grandes puissances étatiques d’institutionnaliser alors des services, administrations, budgets, et même commissions d’enquêtes occultes : un « État secret » apparut, « légalisé » en tant que tel. Comme un mal nécessaire.

Le grand politiste italien Norberto Bobbio remarquait d’ailleurs que la persistance d’un « pouvoir invisible » était une des « promesses non tenues » de la démocratie. Mais à l’heure du néolibéralisme, qui se méfie toujours de l’efficacité du public face à la sphère privée, fut imposée une « idéologie de la transparence de l’action publique ». Rien n’y fit. Un « État clandestin » s’est alors mis en place, « dans l’ombre », pouvant aller jusqu’aux liquidations physiques, déstabilisations dans l’univers numérique, voire emprisonnements extralégaux.

Le cyberespace permet aux États secrets de développer leur ‘aspiration’ à la clandestinité.

Et Sébastien-Yves Laurent d’en conclure qu’aujourd’hui même, « la démocratie en est fragilisée durablement ». Telle une impasse, impensée, de notre horizon démocratique, si chèrement acquis. Le secret domine donc encore largement et « la transformation par les technologies numériques des services de renseignement en services sociotechnologiques leur a permis d’accéder à un nouvel espace – le cyberespace ».

D’où cette considération très amère de l’auteur, à l’heure du retour de la guerre en Europe et des tentations profondes des États autoritaires, toujours plus nombreux : si le cyberespace permet aux États secrets de développer leur « aspiration » à la clandestinité, « l’espace international de notre temps n’a pas, lui non plus, d’horizon démocratique »


Les autres parutions

Des Juifs trahis par leur France (1939-1944), Annette Becker, Gallimard, « Témoins », 304 pages, 22 euros.

Nombre de familles juives, comme celles de Léon Blum ou de Pierre Vidal-Naquet, furent républicaines avec ferveur, reconnaissantes à la France depuis 1791 de leur avoir accordé la citoyenneté. Malgré un antisémitisme virulent, beaucoup, comme Alfred Dreyfus, se battirent sans hésiter dans les tranchées de 1914-1918. Ils n’imaginaient pas qu’après la débâcle de juin 1940, le régime de Vichy allait les spolier de leurs biens, les rafler et les déporter vers les camps nazis. Spécialiste de la Grande Guerre, Annette Becker revient sur cette histoire tragique, qui frappa aussi les siens – « avec ma voix d’historienne des souffrances et des cultures du désastre et un ‘je’ d’héritière de la Catastrophe qui a atteint ma famille »

Enver Hoxha. Albanie, les années rouges (1944-1991), Bertrand Le Gendre, Flammarion, 240 pages, 22,90 euros.

Tyran marxiste-léniniste atypique et paranoïaque, le « camarade Enver » dirigea la petite république populaire d’Albanie d’une main de fer durant quarante ans, « barricadée derrière des frontières hermétiquement closes ». Le journaliste Bertrand Le Gendre revient sur le parcours d’Enver Hoxha, qui « ne s’estimait en sécurité que seul au monde, reclus dans un pays exsangue, fermé à toute modernité ». Ayant rompu successivement avec Tito, l’URSS post-stalinienne puis la Chine de Mao, le dictateur albanais bénéficia pourtant du soutien de militants maoïstes français, « en quête durant leurs vacances d’été d’un modèle de société idéale ». Mais dès la chute du régime en 1991, le pays « sombra dans le chaos ». Le prix à payer pour sa liberté.

Odyssée lumpen, Alberto Prunetti, traduit de l’italien par Anne Echenoz, Lux, 216 pages, 18 euros.

« Margherita, la pizza en hommage à Margaret Thatcher ! Je continuai de répéter ce mantra stupide […] dans l’espoir que le fantôme de la Dame de fer exauce le rêve d’un jeune émigré italien : trouver du travail en Angleterre. » Vraie odyssée dans le lumpenprolétariat outre-Manche, ce roman à partir des souvenirs de l’auteur nous entraîne dans les cuisines puantes de pizzerias gérées à la dure par des Italiens plus âgés, ou des toilettes publiques à nettoyer. L’exploitation des prolos anglais et de ces « euro-intérimaires », moins protégés, est au cœur de ce texte drôle et émouvant, véritable « chant d’amour à une classe morcelée, malmenée, mais qui résiste encore et toujours ».

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Idées
Temps de lecture : 7 minutes