Le « wokisme », arnaque intellectuelle réactionnaire

Dans un livre très documenté, le politiste Alain Policar analyse l’offensive réactionnaire que constitue l’accusation de « wokisme » contre les sciences sociales critiques et les défenseurs des minorités.

Olivier Doubre  • 10 avril 2024 abonné·es
Le « wokisme », arnaque intellectuelle réactionnaire
© Jc Milhet / Hans Lucas / AFP

Le wokisme n’existe pas. La fabrication d’un mythe, Alain Policar, éd. Le Bord de l’eau, coll. « Interventions », 168 pages, 16 euros.

Peu de doutes sur le fait que les lecteurs de Politis savent que l’accusation de « wokisme » est une vaste entreprise idéologique des (extrêmes) droites ou d’une certaine « gauche » laïcarde, visant à remettre en cause la dénonciation des discriminations raciales, sexistes ou anti-LGBTQI+, mises en lumière par les sciences sociales.

Bardés de titres universitaires, des auteurs prolixes, chercheurs « spécialistes » du monde musulman, du conflit israélo-palestinien, d’art contemporain, de psychanalyse ou des questions de sexualités n’hésitent pas aujourd’hui, à la suite de certains de leurs collègues outre-Atlantique, à « alerter », avec le plus grand aplomb, contre ce supposé danger planant sur nos amphithéâtres et laboratoires scientifiques, revues ou rédactions, désigné par le terme « idéologie woke », qui aurait traversé l’océan.

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Des intellectuels se sont depuis employés à « fabriquer ce mythe » en France, forts de leurs positions académiques, institutionnelles et médiatiques. Élisabeth Badinter, Nathalie Heinich, Raphaël Enthoven, Frédéric Encel ou Monique Canto-Sperber sont toutes et tous des habitué·es des plateaux de télévision, prompts à dénoncer ces « ennemis de l’intérieur » censés « saper les fondements de la civilisation occidentale ».

Afin de mieux « disqualifier l’ensemble des forces contestataires issues des populations minorisées » et leurs soutiens. Exemple type du mandarin adulé par le pouvoir et les droites réactionnaires car « spécialiste du monde musulman » mais surtout combattant les courants critiques de la recherche en sciences sociales, Gilles Kepel s’est déchaîné ces derniers jours contre le « danger woke » qui infesterait l’université française.

Mais de quoi parlent ces personnes dénonçant l’« idéologie woke » ? Dans ce livre documenté, le politiste Alain Policar s’emploie à construire une analyse rigoureuse, non de « l’offensive woke », qui n’est qu’une supercherie intellectuelle, mais au contraire des dangers de « l’anti-wokisme » en tant que « nouvel avatar d’une offensive réactionnaire ». En commençant par rappeler des évidences, comme celle de prendre parti et de dénoncer les injustices, inhérente à la démocratie et aux sciences sociales.

Depuis l’abolition de l’esclavage

Mais en rappelant aussi que le terme « woke » (ou éveil) circule depuis l’abolition de l’esclavage, synonyme justement de « l’éveil des Noirs », repris ensuite par Martin Luther King avec son injonction à la jeunesse au début des années 1960 de rester « éveillée » face aux discriminations et aux injustices. Et le chercheur de rappeler que « la nécessité de l’éveil appartient à l’histoire longue de la mobilisation politique ».

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Avec rigueur, le chercheur expose combien la démarche de l’anti-wokisme se rapproche de la pensée des anti-Lumières après 1789, de Joseph de Maistre, Hippolyte Taine, Louis de Bonald, ou encore d’Edmund Burke, qui voyait dans les Lumières françaises les germes de la Terreur. Aujourd’hui, pour nos propagandistes de l’anti-wokisme, dénoncer les discriminations raciales, sexistes, homophobes ne peut que mener au totalitarisme. « De cette offensive, qui déborde largement le terrain académique, il n’est pas interdit de penser que son objectif principal, conjointement poursuivi par le pouvoir politique et la droite universitaire, est de combattre l’influence des courants critiques au sein de la recherche en sciences sociales. »

La dénonciation de l’islamo-gauchisme ‘révèle la consolidation d’un républicano-maccarthysme au cœur de l’État et des médias‘.

Et Alain Policar de citer le politiste spécialiste de l’Afrique Jean-François Bayart, qui souligne la similarité de cette offensive avec celle contre l’« islamo-gauchisme », « croisade » lancée par Frédérique Vidal, ex-ministre macronienne de l’Enseignement supérieur : « La dénonciation de l’“islamo-gauchisme” repose sur une méconnaissance confondante de l’histoire […]. [Elle] n’est que la remise en cause de la liberté de pensée. Elle révèle la consolidation d’un républicano-maccarthysme au cœur de l’État et des médias. » Alain Policar y décèle « la voie à un avatar hexagonal du trumpisme ».

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Le procès en « wokisme » est « instruit contre tous ceux qui remettent en cause l’ordre établi, qui sont attentifs à la justice sociale, à la condition féminine et à celle des minorités racisées ». Des attentions bien sûr insupportables pour les défenseurs des classes dominantes et de l’inégalité des « races », dans une opération idéologique qui a débuté chez les suprémacistes blancs outre-Atlantique. Ce court essai d’Alain Policar est donc une réponse édifiante à cette offensive réactionnaire, peut-être annonciatrice d’un « fascisme qui vient », qu’il nous faut déjà combattre.

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