Aux guichets de France Travail, des tensions en hausse

Politis s’est procuré les derniers chiffres internes à France Travail sur les comportements des usagers. Le constat est sans appel : le nombre des expressions d’intention suicidaire continue d’exploser. Tout comme celui des agressions à l’égard des agents.  

Pierre Jequier-Zalc  • 24 avril 2024 abonné·es
Aux guichets de France Travail, des tensions en hausse
L'agence de Pôle Emploi, où, le 28 janvier 2021, à Valence, un homme armé a abattu Patricia Pasquion, cheffe d’équipe, ainsi qu'une salariée d'une entreprise voisine. Une plainte pour "homicide involontaire" contre Pôle Emploi a été déposée par la famille de Patricia Pasquion en 2023.
© PHILIPPE DESMAZES / AFP

Ce sont des chiffres qui étaient, jusque-là, restés derrière les portes de France Travail. Ceux des comportements des usagers, que ce soient leurs intentions suicidaires ou leurs agressions et incivilités à l’égard des agents du service public. En 2022, Mediapart et Libération avaient déjà dévoilé que ces chiffres étaient en forte hausse. Mais, depuis, plus rien. Or cette augmentation s’est largement poursuivie en 2023. C’est ce que prouvent les dernières remontées d’informations, consultées par Politis, des fiches de signalement (FDS) que chaque agent peut remplir s’il est victime ou témoin de « tout événement en lien avec la sûreté, la sécurité et la santé au travail ».

Sur le même sujet : Réforme de l’assurance-chômage : « Ça va détruire nos vies »

Entre 2022 et 2023, tous les indicateurs sont à la hausse, sans exception. Pis, ils atteignent tous des niveaux records, jamais atteints depuis 2019 – date des premières remontées d’informations. Le plus marquant est très certainement l’explosion des « expressions d’intention suicidaire » (Edis) des usagers. Entre 2019 et 2023, ce chiffre a plus que triplé, dépassant l’alarmante barre des 3 000 signalements en 2023. Entre 2022 et 2023, leur nombre a encore grimpé de 12 %, après une hausse de 31 % entre 2021 et 2022. « Le nombre d’Edis ne cesse d’augmenter », s’inquiète un document interne à France Travail. Face à l’ampleur du phénomène, l’institution a même mis en place un « module » pour former ses agents à réagir au mieux face à ces situations.

Outre cette importante marque de désespoir, la tension au guichet, qu’il soit physique – en agence – ou dématérialisé – en ligne et au téléphone –, s’accroît également significativement. Les incivilités augmentent de 17 %, les agressions verbales de 8 % et les agressions physiques de 13 % sur un an. Tous ces comportements cumulés progressent de 12 % sur la même période. Et de plus de 57 % par rapport à 2019 ! Des augmentations nuancées par France Travail : « Sur les plus de 6 millions de visites dans les 900 agences France Travail et les 20 millions d’appels recensés chaque année, il y a eu, pour 2023, 15 900 déclarations de signalements par des agents, qui recouvrent différents motifs, parmi lesquels les incivilités. Moins de 1 % de ces signalements sont des agressions physiques. »

Dans un document interne, France Travail semble tenter de justifier cette augmentation par le « contexte global » de la délinquance. « En France, la quasi-totalité des indicateurs de la délinquance enregistrée sont en hausse en 2022 par rapport à l’année précédente », peut-on lire en préambule de ce document. Interrogée par Politis, l’institution assure rester « très attentive à [l’]évolution [de ces indicateurs] ». Elle explique toutefois ne pas relever « de spécificité France Travail » dans ces augmentations, « mais un contexte sociétal avec de plus en plus d’incivilités et d’agressions, en particulier dans les services publics ».

Les questions d’indemnisation peuvent générer de l’incompréhension.

France Travail

La possible corrélation entre les réformes successives de l’assurance-chômage et cette hausse du désespoir et des tensions entre usagers et agents de France Travail n’est, elle, pas évoquée dans ce document. L’organisme public rappelle « qu’il ne lui appartient ni de définir les règles d’indemnisation ni de les commenter ». Il reconnaît toutefois, à demi-mot, un possible impact des coupes répétées dans l’assurance-chômage : « Les questions d’indemnisation sont au cœur de nos relations avec nos publics et un préalable à l’accompagnement à la recherche d’emploi, et elles peuvent générer de l’incompréhension. »

Désarroi et précarité

À ce stade, il est impossible de relier ces deux phénomènes avec certitude. Toutefois, les témoignages de terrain recueillis, que ce soit auprès des demandeurs d’emploi ou des agents de France Travail, montrent à quel point ces réformes ont créé un profond désarroi et une hausse de la précarité. « Les indicateurs explosent depuis des mois et la direction ne veut pas en entendre parler. Mais elle est aussi coincée par le fait qu’elle applique des politiques gouvernementales qu’elle n’a pas décidées », analyse Vincent Lalouette, du bureau national du SNU-FSU de France Travail.

Les indicateurs explosent depuis des mois et la direction ne veut pas en entendre parler.

V. Lalouette

La réponse à ces hausses se résume donc à une préoccupation : France Travail met en place une « stratégie globale » pour renforcer la sécurité. Caméras de vidéosurveillance dans toutes les agences, lien étroit avec la police et la gendarmerie, formation à la sûreté et à la « désescalade » pour éviter des « montées de violence ». Autant de réponses qui ne convainquent guère Guillaume Bourdic, représentant de la CGT à France Travail, qui conclut : « Ce n’est pas en augmentant la logique sécuritaire qu’on répond aux besoins des usagers. »

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Travail
Publié dans le dossier
Le chômage tue
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