Exclusif : C’est désormais une certitude, le chômage tue
Une équipe de chercheurs étudie, depuis plusieurs années, le lien entre chômage et risques cardiovasculaires en France. Ses résultats sont sans appel : la condition sociale du chômage accroît d’environ 30 % la mortalité prématurée.
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Aux guichets de France Travail, des tensions en hausse À France Travail, « on est en première ligne du désespoir »La condition sociale d’être au chômage entraîne-t-elle une surmortalité ? C’est une question, étudiée à l’étranger, à laquelle on n’avait pas encore de réponse précise dans l’Hexagone. C’est désormais le cas. Une équipe de recherche de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), constituée d’épidémiologistes, de médecins et de sociologues, a planché sur le sujet pendant plusieurs années. Les résultats, particulièrement fiables au vu de l’importance de la cohorte étudiée (près de 200 000 personnes) et de sa précision, interpellent.
Le fait d’avoir été au chômage plus de 19 trimestres au cours de sa vie accroît de manière significative la mortalité de 28 %.
En France, le fait d’avoir été au chômage plus de 19 trimestres au cours de sa vie accroît de manière significative la mortalité. De 28 % exactement, selon les résultats obtenus par ces chercheurs et dévoilés en exclusivité par Politis. Un pourcentage qui, extrapolé en nombre d’individus, évalue, en France, à plusieurs milliers les morts par an du fait du chômage. Ce résultat est une « certitude complète » pour Pierre Meneton, l’un des chercheurs chargés de cette enquête. Il avait en effet déjà travaillé sur le sujet au milieu des années 2010.
Le résultat auquel il était parvenu alors était très important et avait fait parler : 14 000 personnes par an décéderaient du fait du chômage. Malgré tout, cette enquête, de son propre aveu, pouvait être remise en question car elle se fondait sur une « petite » cohorte de 6 000 Français âgés de 35 à 64 ans. « Il ne s’agit évidemment que d’une estimation, à cause de la non-représentativité de la cohorte et de certaines limitations liées à des données incomplètes (sur la durée du chômage, notamment), mais elle fournit un ordre de grandeur suggérant que les quelques centaines de suicides annuels liés au chômage en France ne seraient que la partie émergée de l’iceberg », écrivaient à l’époque les chercheurs.
Sur la base de cette première « estimation », ils ont donc voulu aller plus loin, de manière plus précise, pour affiner ce résultat. Et leur nouvelle enquête est d’une tout autre ampleur : elle s’appuie sur une cohorte de près de 200 000 personnes, suivies pendant neuf ans, sur lesquelles les chercheurs ont compilé un grand nombre de données sociales, médicales, personnelles, comportementales. Ils ont pu ainsi obtenir les données de la Caisse nationale d’assurance vieillesse et, donc, le nombre de trimestres chômés. « On a pu préciser beaucoup de choses, avec des résultats beaucoup plus robustes », se félicite Pierre Meneton.
Ceux qui ont été au chômage au moins une fois dans le passé sont surexposés à plusieurs facteurs de risque cardiovasculaire.
En effet, les résultats, s’ils sont de moindre ampleur, valident la thèse de leur première étude. Oui, le chômage accroît la mortalité, notamment quand il est de longue durée. Comment ? En accroissant les facteurs de risques cardiovasculaires. « Par rapport aux participants qui n’ont jamais été confrontés au chômage, ceux qui ont été au chômage au moins une fois dans le passé […] sont surexposés à plusieurs facteurs de risque cardiovasculaire, notamment la consommation modérée d’alcool, le tabagisme, la sédentarité, l’obésité, le diabète, les troubles du sommeil et la dépression », écrivent les chercheurs dans un premier article scientifique publié en juillet 2023 dans la revue scientifique Plos One.
Les derniers résultats consultés par Politis confirment cela. Ainsi, une personne qui a vécu entre 1 et 19 trimestres chômés au cours de sa vie a 28 % de risques supplémentaires de vivre un épisode dépressif qu’une personne n’ayant jamais connu l’inemploi. Cette hausse passe à 64 % si la période de chômage dépasse 20 trimestres au cours de la vie. Même type de résultats pour les autres facteurs de risque cités précédemment. Et cela, en ayant contrôlé toutes les autres variables.
Autrement dit, ces résultats calculent précisément l’effet propre du chômage sur ces facteurs de risque, indépendamment de plusieurs autres variables (sexe, âge, conditions de travail, risques héréditaires, position sociale, etc.). Ce qui permet de conclure que, pour les personnes exposées au chômage, celui-ci, en accroissant ces facteurs de risque, augmente la menace de développer des maladies cardiovasculaires, jusqu’à la mort. Un problème de santé publique majeur, en somme.
La vision fausse du chômeur profiteur
Cette conclusion, limpide, interroge sur la volonté du gouvernement de s’attaquer une nouvelle fois à l’assurance-chômage. En effet, elle met à mal, comme plusieurs autres études sociologiques et économiques, la vision du chômeur profiteur. « Cette idée est totalement délirante. On le voit bien ici, souligne Pierre Meneton, le chômage est dramatique pour les gens, et on le mesure clairement ici, de manière très concrète, jusqu’au décès. C’est bien la condition de chômeur qui est très mal vécue. »
En effet, les résultats obtenus par les chercheurs montrent que c’est bien la « condition sociale du chômage » qui induit cette surmortalité, et non le fait de ne pas travailler. « Pour les gens qui sont en inactivité, on ne retrouve ni une hausse des facteurs de risque, ni une surmortalité », poursuit le chercheur à l’Inserm.
Surtout, plusieurs études internationales établissent le lien entre la qualité de la protection sociale et la plus faible surmortalité liée au chômage. Autrement dit, plus l’assurance-chômage est protectrice, plus elle permet d’atténuer la violence du chômage et donc de réduire l’augmentation des facteurs de risque cardiovasculaire. Une étude comparée entre les États-Unis et l’Allemagne est très claire sur ce point. Alors que l’Allemagne présente une surmortalité liée au chômage bien moindre qu’outre-Atlantique, les chercheurs concluent : « [Ce résultat] confirme l’hypothèse selon laquelle l’environnement institutionnel, y compris des niveaux plus élevés de chômage et de protection de l’emploi, tempère la relation chômage-mortalité. »
Diminuer la protection sociale va augmenter la surmortalité.
P. Meneton
En France, du fait d’acquis sociaux importants et d’un modèle social plus protecteur, la surmortalité liée au chômage est bien inférieure à celle observée aux États-Unis, par exemple. Dans le pays du libéralisme, celle-ci s’élève à 140 %, selon la même étude ! « On peut donc aisément faire l’hypothèse que diminuer cette protection sociale va augmenter la surmortalité », commente Pierre Meneton, qui rappelle que les résultats trouvés sont « a minima ».
Un emploi dégradé ne résout rien
Cette enquête pourrait également être mal interprétée : si le chômage tue, ce serait une bonne chose de vouloir remettre les gens au travail à tout prix. « Dire cela, c’est jouer à l’idiot utile », balaie le chercheur de l’Inserm. Ses collègues et lui ont démontré la prégnance de trois grandes variables sur les risques cardiovasculaires : la position sociale, les conditions de travail et le chômage, donc. Chacune d’elles a un effet propre sur les risques cardiovasculaires, avec une dimension cumulative. « Les personnes qui sont dans une position sociale faible, avec des mauvaises conditions de travail et des périodes de chômage au cours de la vie, ont un risque maximum. L’effet est considérable », explique Pierre Meneton.
Or une étude de la Dares, l’institut statistique du ministère du Travail, soulignait en 2021 qu’une bonne partie des tensions dans les secteurs qui peinent à recruter sont dues à des conditions de travail dégradées. « Il semblerait que la forte poussée des tensions et l’apparition d’un désalignement inhabituel entre difficultés de recrutement et chômage en France sur ces cinq ans résultent moins d’un problème de formation, déjà existant, que d’un problème d’attractivité dans une trentaine de métiers. Si les actions d’amélioration de la formation (initiale comme continue) sont nécessaires pour résoudre les problèmes structurels de compétences, l’apaisement des difficultés de recrutement (et la baisse du chômage) pourrait donc aussi passer par l’amélioration des conditions de travail et/ou la revalorisation des salaires dans certains métiers. »
On peut formuler l’hypothèse qu’une amélioration de la santé de cette population aurait des impacts positifs sur les comptes publics.
P. Meneton
Ainsi, vouloir à tout prix, comme le fait le gouvernement, mettre les chômeurs sur ce type d’emploi dégradé ne réglera absolument pas la question de la surmortalité des personnes privées d’emploi. Pourtant, alors que le sujet du déficit public revient sur le devant de la scène, s’attaquer à cette question pourrait avoir des vertus économiques. Car des chômeurs moins stigmatisés et mieux protégés sont ensuite des personnes en meilleure santé, ce qui a pour conséquence de réduire les dépenses de la Sécurité sociale.
« C’est difficile à chiffrer, mais on peut clairement formuler l’hypothèse qu’une amélioration de la santé de cette population aurait des impacts positifs sur les comptes publics », conclut Pierre Meneton. Cependant, pour cela, il faudrait avoir une vision de long terme, non populiste, et fondée sur la science. Trois caractéristiques que la politique gouvernementale sur le chômage a, depuis bien trop longtemps, mises de côté.
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