Disparitions d’Emmanuel Terray et Claude Alphandéry

Hommage à deux grandes figures de gauche disparues ces derniers jours.

Olivier Doubre  • 9 avril 2024 abonné·es
Disparitions d’Emmanuel Terray et Claude Alphandéry
Emmanuel Terray (à gauche) et Claude Alphandéry.
© DR (Terray) / Pierre Andrieu/AFP (Alphandéry).

Emmanuel Terray, un anthropologue aux prises avec l’histoire

(DR.)

C’est au cours de la guerre d’Algérie qu’Emmanuel Terray, jeune normalien formé à la fin des années 1950 par le philosophe marxiste Louis Althusser, s’enthousiasme pour les écrits de Claude Lévi-Strauss. Il s’oriente alors vers l’anthropologie, fortement marqué par le structuralisme. Les décolonisations en Afrique lui offrent un terrain d’étude passionnant de sociétés en profonde mutation et il part travailler au Sénégal, au Ghana et surtout en Côte d’Ivoire où, enseignant à l’université d’Abidjan, il soutient une première thèse.

Après Mai 68, mouvement pour lequel il affiche une forte sympathie – ce qui déplaît au pouvoir ivoirien –, il doit rentrer en France où il rejoint le Centre expérimental de Vincennes (la future Paris-8), puis l’EHESS. Il soutient un doctorat d’État dirigé par l’anthropologue Georges Balandier. Après avoir milité au PSU, tendance mao, jusqu’en 1972, il n’hésite pas à se dire marxiste jusqu’à la fin de sa vie. Après la chute du mur de Berlin, il poursuit son travail d’anthropologue en allant observer la réunification des deux Allemagnes dans les années 1990.

Sur le même sujet : Il y a cinquante ans, le PSU…

Au cours de l’été 1996, resté à Paris, il s’engage auprès des sans-papiers, choqué de voir la police de son pays intervenir si brutalement à l’église Saint-Bernard, se souvenant combien les Africains l’avaient si bien accueilli. Il sera dès lors l’une des figures de cette lutte, jusqu’à observer une longue grève de la faim à l’été 1998. Décédé ce 25 mars, il restera un modèle, trop rare aujourd’hui, d’un intellectuel accordant ses engagements politiques avec ses recherches et ses choix de vie.

Claude Alphandéry, de la Résistance au PCF, de la deuxième gauche à l’ESS…

(Pierre Andrieu/AFP.)

C’est une figure pionnière de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui vient de disparaître, ce 26 mars, après avoir consacré une grande partie de sa vie à chercher des alternatives régulatrices à la violence du capitalisme. Né en 1922, Claude Alphandéry s’est engagé très jeune en faveur du Front populaire, avant de devenir résistant dès 1941, alors en khâgne au lycée du Parc à Lyon. Jusqu’à diriger en 1943 les Mouvements unis de la Résistance Drôme-Ardèche.

Il est lieutenant-colonel FFI à la Libération, adhère au PCF en 1945, milite au Mouvement de la paix, et intègre la deuxième promotion de la toute nouvelle ENA en 1946. Haut fonctionnaire au ministère des Finances, expert économique français à l’ONU, il reste révolté par les inégalités inhérentes à la société de consommation, entre les individus et entre les nations. Rompant avec le PCF en 1956 après le rapport Khrouchtchev, il devient banquier, rejoint le Club Jean-Moulin fondé en 1958 par Daniel Cordier et Stéphane Hessel, et anime divers clubs de réflexion proches de Jacques Delors, de la CFDT, de Michel Rocard.

Il ne cessera alors de s’engager jusqu’à la fin de sa vie en faveur de multiples initiatives contre l’exclusion et les inégalités sociales, en faveur des monnaies complémentaires, du développement local, la solidarité et l’insertion par l’activité économique, devenant ainsi l’un des principaux acteurs de l’ESS française.

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