« Non, l’Europe n’est pas une passoire migratoire »

Le sociologue et démographe François Héran, professeur au Collège de France, pointe le durcissement des conditions d’accueil des migrants au lendemain du vote du pacte sur l’asile et la migration au Parlement européen. Entretien.

Léa Lebastard  et  Lucas Sarafian  • 11 avril 2024 abonné·es
« Non, l’Europe n’est pas une passoire migratoire »
Un hélicoptère de Frontex survole des réfugiés arrivant sur les côtes de l'île grecque de Lesbos après avoir traversé la mer Égée depuis la Turquie, le 28 septembre 2015.
© ARIS MESSINIS / AFP

Un durcissement sans précédent. Hier, 10 avril, le pacte sur l’asile et la migration a été voté au Parlement européen, quatre mois après les États membres, validant une dizaine de directives et règlements ouvrant la voie à un contrôle renforcé aux frontières et un filtrage plus important des procédures d’asile. Le sociologue et démographe, François Héran, qui a publié Immigration. Le grand déni (Seuil, 2023) dénonce le filtrage « plus systématique » des demandeurs d’asile et le « jeu dangereux » autour du mot de « protection » lorsqu’il s’agit d’évoquer la question migratoire.

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Quelle est votre première réaction au vote au Parlement européen du pacte sur l’asile et la migration ?

François Héran : Je n’ai pas été surpris par le résultat. Les négociations durent depuis des années et tout le monde expliquait que le texte allait vers un durcissement des conditions d’accueil et une dégradation des droits d’asile. Beaucoup de parlementaires de gauche répétaient qu’ils luttaient pour que le texte soit le moins mauvais possible. C’est un texte par défaut qui oublie la grande question migratoire. Depuis la crise de 2015, les pays européens sont très fracturés si on regarde leurs traitements des demandes d’asile. La Suède ou l’Allemagne ont fait des efforts considérables et les ont ensuite stoppés. La France est plutôt un tire-au-flanc en la matière. Le règlement de Dublin, qui a permis aux pays continentaux de mettre la pression sur les pays qui sont en première ligne comme Malte, l’Italie, la Grèce ou Chypre, n’est pas du tout remis en question.

Ce débat sur le prétendu ‘immigrationnisme’ de l’Union européenne pousse le curseur de la non-acceptation des migrants sur le sol européen.

Comment expliquez-vous que les libéraux, la droite et les socialistes aient voté ce texte ?

Pour devancer l’échéance des élections européennes, il fallait que les députés votent ce pacte le plus vite possible. La stratégie de la droite et du centre droit était de priver l’extrême droite de tout argument sur le non-contrôle des flux migratoires en Europe et sur la solidarité entre les États. Et ce débat sur le prétendu « immigrationnisme » de l’Union européenne avec l’extrême droite, qui défend le traitement des demandes d’asile dans les pays tiers, pousse le curseur à fond sur la non-acceptation des migrants sur le sol européen.

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Le groupe Renew, qui revendique être dans le camp des progressistes, a défendu ce pacte au nom du pragmatisme, de l’humanité et de l’efficacité. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Il y a une immense instrumentalisation du mot « protection ». On explique que ce pacte est formidable, car il permet de protéger nos frontières, les populations vulnérables et les demandeurs d’asile. Ce qui est sous-jacent dans ce discours, c’est l’idée qu’il nous faut nous protéger de la migration en les filtrant, en les renvoyant chez eux. On joue dangereusement sur ce mot. Ce discours participe à nourrir l’idée que l’immigration est un phénomène forcément nocif. Et une sorte d’hypocrisie s’installe pour les pays avec des dirigeants les plus anti-immigration comme en Italie avec Giorgia Meloni ou en Hongrie avec Viktor Orbán. Ce sont eux qui font massivement appel à l’immigration, car ils ont besoin de main d’œuvre pour leur industrie, leur artisanat et leur tourisme.

Comment pouvons-nous traiter juridiquement des individus en prenant seulement en compte des données statistiques ?

De façon concrète, quelles sont les conséquences de ce pacte ?

Les demandeurs d’asile vont être filtrés de façon plus systématique à l’entrée des frontières de l’Union européenne, avec l’utilisation de nouveaux outils comme l’empreinte digitale ou la reconnaissance faciale. Les délais de demande d’asile seront aussi accélérés. Mais un point est étonnant : les personnes qui demanderont l’asile en provenance d’un pays qui accepte en moyenne 20 % des demandes d’asile seront directement renvoyées. Comment pouvons-nous traiter juridiquement des individus en prenant seulement en compte ces données statistiques ? Les associations sur le terrain demandent comment toutes ces formes de durcissement vont pouvoir s’appliquer concrètement.

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Cela participe à la perception de l’immigration vue comme un danger et qui serait pour l’essentiel injustifiée. De ce fait, les pays membres de l’Union européenne se voient renforcés dans leur capacité à renvoyer d’entrée de jeu les demandes d’asile. Par ce pacte, les pays qui ne respectent pas les règles paieront des amendes attribuées aux politiques de contrôle aux frontières. De ce fait, ils financeront les rejets de demandes d’asile et tous les dispositifs restrictifs. Cette entente flexible est assez étrange entre les États. Elle consiste à dire que si vous n’êtes pas solidaires dans l’accueil des migrants, vous devez l’être dans le rejet des migrants.

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Qu’attendiez-vous d’un pacte européen sur le sujet migratoire ?

Je ne suis pas contre une régulation des flux migratoires, ni contre les frontières. Mais nous sommes désormais sur un système de contrôle des demandes de migrations. Cette logique est absurde, car elle repose sur l’idée qu’il faudrait diminuer la demande d’asile à l’avenir alors que les conflits progressent et les populations augmentent dans le monde. Nous ne pensons pas la répartition en fonction de la population ou du PIB par habitant d’un pays. Une répartition proportionnelle à la population et à la richesse serait pourtant plus logique et plus équitable.

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Que répondre à ceux qui expliquent encore que l’Europe serait une « passoire migratoire » ?

Non, l’Europe n’est pas une passoire migratoire. Par rapport à 2015 et 2016, la densité des arrivées a considérablement baissé. Les passages vers l’Italie ou l’Espagne n’ont pas considérablement augmenté. En vérité, tous les pays comptent sur leurs voisins pour s’occuper de la question migratoire. La France a été très peu accueillante. Un système de défausse en cascade perdure : les Anglais comptent sur nous pour contrôler nos frontières, nous comptons sur les Italiens pour le contrôle de leurs frontières, et les Italiens souhaitent que les Tunisiens s’en occupent. Cette expression de « passoire migratoire » sous-entend que l’immigration est une chose anormale qu’il faudrait réduire de façon drastique.

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