« Anora », de Sean Baker (Compétition) ; « Château rouge », d’Hélène Milano (Acid)

La question sociale au cœur d’une tragi-comédie à Cosney Island et d’un documentaire à Paris.

Christophe Kantcheff  • 23 mai 2024
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« Anora », de Sean Baker (Compétition) ; « Château rouge », d’Hélène Milano (Acid)
La grande réussite d’Anora est d’allier un comique burlesque à un film de poursuite. Ce à quoi s’ajoute le portrait d’une jeune femme en désarroi.
© Augusta Quirk

Anora

Elle se nomme Anora (Mikey Madison) mais préfère qu’on l’appelle Ani. Elle est strip-teaseuse dans une boîte de Brooklyn, où se rend un garçon, Ivan (Mark Eydelshteyn) lequel devient un client régulier puis particulier. Même si l’argent demeure encore un temps la monnaie d’échange entre eux, Ivan emmène Ani chez lui. Celle-ci n’en croit pas ses yeux : la maison a tout du palace. Ivan est le fils d’un oligarque russe. Ses parents sont absents. Le jeune homme peut donner libre cours à toutes ses envies. Il propose soudain le mariage à Ani. Qui, incrédule, mais amoureuse et éberluée par sa nouvelle vie, accepte.

Anora / Sean Baker / 2 h 18.

La première demi-heure d’Anora, de l’Américain Sean Baker, présenté en compétition, a tout du conte de fées. Un prince charmant vient extraire Ani de son ruisseau et lui fait vivre une existence de luxe, d’oisiveté et de sexe. Sean Baker ne lésine pas sur la durée de ce début de film pour installer cet état de fait. Il montre aussi un Ivan insouciant, un grand enfant à l’esprit fêtard, discrètement chaperonné par des hommes employés par ses parents, des Arméniens, que le garçon traite comme des domestiques.

Bien sûr, on se dit que ça ne peut pas durer, que les choses vont se gâter et que le film va prendre une autre direction. En effet. Quand les parents d’Ivan apprennent que leur fils s’est marié avec une « prostituée », rien ne va plus. Le temps de faire le voyage de Moscou à New York, ils ordonnent à leurs employés, menés par Toros (Karren Karagulian), de faire en sorte que le mariage soit annulé. Ivan parvient à fuir, abandonnant Ani. Une course-poursuite commence pour le retrouver.

Mais ces Arméniens ne sont pas des hommes de main, sauf Igor (Yura Borisov), embauché pour jouer les gros bras si nécessaire. Ils ont même un côté pieds nickelés. Par conséquent, ils sont maladroits. Et qui dit maladresse dit… comédie !

La grande réussite d’Anora est d’allier un comique burlesque à un film de poursuite dans un Cosney Island nocturne – instaurant immanquablement une ambiance de polar sans que le cinéaste ait besoin de pousser dans cette direction. Ce à quoi s’ajoute le portrait d’une jeune femme en désarroi, Ani (que les Arméniens ont emmenés avec eux), au caractère entier, ne se laissant pas faire, mais en butte à une cruelle humiliation. Enfin, une autre surprise viendra d’Igor, qu’on ne dévoilera pas ici.

Sean Baker signe une tragi-comédie rythmée traitant de la domination sociale sans que le rire qu’il suscite ne se transforme en farce.

Sean Baker signe là une tragi-comédie rythmée, enlevée, traitant de la domination sociale sans que le rire qu’il suscite ne se transforme en farce éclaboussant tous les personnages, quel que soit leur statut (comme chez Östlund par exemple). Ani, excellemment interprétée par Mikey Madison – vue précédemment dans Once Upon a time… de Tarantino –, est regardée par le cinéaste avec empathie et une profonde compréhension. Ce qu’il met en avant chez elle n’est pas un désir effréné d’ascension ou de revanche sociales. Mais une souffrance plus intime : celle d’une soumission à un déterminisme selon lequel elle ne représenterait qu’un objet de désir à consommer. Et c’est de cela qu’au terme de ce film merveilleux, Sean Baker l’émancipe.


Château rouge

L’école, même si elle était idéale, ne peut tout réparer. Elle ne permet notamment pas à ce que les élèves prennent confiance en eux. (Photo : Acid.)

Après les lycéens de Die du film de Guillaume Brac (Ce n’est qu’un au revoir), voici des collégiens parisiens dans Château rouge, réalisé par Hélène Milano, et présenté aussi par l’Acid. Château rouge est un quartier populaire de Paris, où se situe le collège Georges Clémenceau.

Château rouge / Hélène Milano / 1 h 47.

Un nouveau film, après beaucoup d’autres, ayant pour cadre l’Éducation nationale ? Oui. Et Hélène Milano ne s’y prend pas différemment des cinéastes qui l’ont précédé pour filmer les salles de classe, les cours en train d’avoir lieu, les élèves retenus en heures de colle ou les enseignants devisant avec la proviseure sur tel ou tel cas particulier… Et pourtant. Château rouge fait entendre une parole qui parvient rarement jusqu’à nos oreilles. Hélène Milano est rompue au travail avec celles et ceux qui appartiennent aux milieux sociaux les plus relégués. Par exemple, en 2012, elle réalisait Les Roses noires dans lequel cinq adolescentes des quartiers nord de Marseille et des cités de Seine-Saint-Denis s’exprimaient.

Ces filles et ces garçons, à 14 ou 15 ans, ont déjà conscience que leur avenir est borné.

La parole qu’elle fait entendre depuis le collège Georges Clémenceau quand elle filme des élèves dans le secret d’un tête-à-tête a d’abord un contexte social et familial. Qui se résume en deux mots : la pauvreté, sinon la misère. Et se manifeste au collège par des absences, des fugues, des conduites incontrôlées et difficilement contrôlables, de la violence plus ou moins contenue. Plus le quartier dans lequel se trouve un établissement scolaire est déshérité, plus celui-ci est submergé par l’extérieur, par les problèmes qui y règnent. La direction et l’équipe pédagogique de Clémenceau tentent d’y faire face avec une intelligence des situations, une attention bienveillante portée aux enfants, et un dévouement remarquables.

Mais cela ne suffit pas – car l’école, même si elle était idéale, ne peut tout réparer. Elle ne permet notamment pas à ce que les élèves prennent confiance en eux. Beaucoup le disent : ils ne se sentent pas à la hauteur de ce qu’on leur demande. Et s’ils se permettent de se projeter dans une vie qui leur plaît, l’autorité scolaire leur intime de revoir à la baisse leurs souhaits et de tuer leurs désirs : il s’agit de décrocher un bac pro – et encore, c’est une chance qu’on leur offre – mais certainement pas d’envisager la filière générale.

Ces filles et ces garçons, à 14 ou 15 ans, ont déjà conscience que leur avenir est borné. Ils ne sont pas dupes. « En fait, on est des pions, dit l’un d’eux. On voudrait faire ceci, mais on ne le peut pas. Donc on fera cela, qui permettra au système de continuer. » On leur passe des vidéos sur des métiers qui ne les intéressent pas et qu’ils doivent choisir – en l’occurrence, ce mot n’a pas de sens. Il leur restera à se soumettre ou à se révolter.

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Cinéma
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