« On est peut-être à l’aube d’une révision constitutionnelle majeure »

En l’absence de majorité absolue, les parlementaires élus dimanche vont devoir inventer un chemin non prévu par la Constitution de la Ve République, estime la constitutionnaliste Charlotte Girard.

Michel Soudais  • 9 juillet 2024
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« On est peut-être à l’aube d’une révision constitutionnelle majeure »
© Claire Série / Hans Lucas / AFP

À l’annonce des résultats des élections législatives anticipées, la forte mobilisation des électeurs a cédé la place à une grande frustration. Certains ont le sentiment de s’être fait voler l’élection, d’autres sont lassés de voter « contre »… Sommes-nous face à une crise institutionnelle qui touche aux limites de la Ve République ?

Charlotte Girard : Il y a quelque chose d’une crise institutionnelle, et même constitutionnelle. Mais je ne suis pas sûre que ce soit lié à la Ve. C’est davantage lié aux options économiques et politiques offertes qui mettent les électeurs devant des alternatives ultra-frustrantes, comme devoir se prononcer entre un candidat de centre droit ou de droite et un candidat d’extrême droite, plutôt que de pouvoir choisir une alternative politique réelle. Cet effet de confiscation du choix, très dommageable à la démocratie, se retrouve dans d’autres pays qui n’ont pas notre constitution.

Charlotte Girard
« Il est probable qu’il se produise quelque chose d’assez inédit : que les acteurs politiques de 2024 soient amenés à modifier l’équilibre politique, de notre République. » (Photo :
LUDOVIC MARIN / AFP.)

En revanche, ce que la situation révèle des institutions de la Ve République, c’est qu’on n’arrive plus du tout, avec le système pensé en 1958, à constituer des majorités quand on est président de la République ou à la tête du pouvoir exécutif, alors que ces institutions semblaient avoir été pensées pour disposer d’une majorité à tous les coups. Cela semble aujourd’hui assez inextricable. On a une sorte d’incompatibilité entre ce que permet la Ve République, dans un sens toujours favorable au président, et la situation concrète dans laquelle on se trouve : une absence de majorité. Là, c’est comme si les électeurs avaient déjoué la logique de la Ve République qui ne fonctionne véritablement que si une majorité existe. On est dans une situation de gouvernement minoritaire qui n’est pas pensé par la Ve.

La cohabitation n’avait pas été pensée non plus…

Les acteurs politiques de l’époque avaient décidé d’adopter une position qui n’était pas prévue par les institutions mais qui correspondait à une certaine vision de la fonction présidentielle. Celle de Mitterrand : je ne bouge pas parce que j’ai les moyens de ne pas bouger. La Ve République a en effet cet avantage de fournir au président, malgré le désaveu, des moyens de rester en place sans heurter complètement le système. Or, aujourd’hui, on peut se demander si, en l’absence de majorité, les mouvements politiques, qui sont quasiment à égalité, vont pouvoir aboutir à des majorités de circonstance. Et permettre, en l’état actuel de la Constitution, de mener des politiques.

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J’ai tendance à dire qu’une Constitution, ce n’est pas qu’un texte, c’est aussi une pratique, comme l’avait montré la cohabitation. Ce sera peut-être l’occasion pour les acteurs politiques d’inventer un chemin non prévu par la Constitution de 1958. Un chemin très proche de ce qu’on a connu dans un régime d’assemblée, où c’est l’Assemblée nationale elle-même qui, par le jeu des alliances, décide des politiques choisies et cela sans la supervision, voire l’autorité, d’un pouvoir exécutif bien stable, parce que tout simplement il n’y en a pas. Il est donc probable qu’il se produise quelque chose d’assez inédit : que les acteurs politiques de 2024 soient amenés à modifier l’équilibre politique, de notre République. On est peut-être à l’aube d’une révision constitutionnelle majeure qui aurait pour effet de faire changer la nature du régime par l’usage ou par le fait.

Cela pourrait être favorisé par le fait qu’après avoir tout régenté, Emmanuel Macron est désavoué, fragilisé. Cela le rend-il inoffensif ?

Logiquement oui, puisque en termes de légitimité, il n’a plus les moyens politiques de s’affirmer contre une majorité du peuple ou les représentants du peuple. Mais, dans les textes constitutionnels, il a largement les moyens d’intervenir contre une majorité exprimée au Parlement ou une volonté exprimée dans la rue, même sans légitimité, même s’il a perdu l’arme de la dissolution pour une année. On peut imaginer – ce serait à la limite du coup d’État – qu’il se mette en tête d’utiliser l’article 16 s’il assimilait la situation décrite dans cet article – une menace grave sur « les institutions de la République » et l’interruption du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » – à l’absence de majorité au Parlement. On se retrouverait dans une situation très dangereuse où on aurait la revendication par le président d’un pouvoir de droit complètement exorbitant pour faire un coup de force contre la représentation nationale.

Même s’il n’y a pas de majorité, il y a quand même une coalition qui est arrivée en tête.

C’est un peu ce qui s’était produit au début de la IIIe République quand le président Mac Mahon s’était entêté à nommer des premiers ministres monarchistes contre la majorité républicaine qui avait été élue. Là, même s’il n’y a pas de majorité, il y a quand même une coalition qui est arrivée en tête. Si Emmanuel Macron refuse de nommer un premier ministre en phase avec cet ordre d’arrivée, on pourrait considérer qu’il s’agit d’une crise du type de celle de 1877, qui avait abouti à la démission de Mac Mahon. Cet épisode avait ouvert la pratique qu’un président doit forcément nommer un premier ministre cohérent avec la majorité qui s’est dégagée des élections.

Quels moyens existe-t-il de trancher un conflit important entre le président et le gouvernement ? Faut-il en passer par le recours au peuple ?

Avant le référendum, il y a un truc qui existe entre représentants politiques, cela s’appelle la négociation. Dans la logique d’une démocratie représentative, les gens donnent mandat à des représentants pour qu’ils se mettent d’accord sur un certain nombre d’orientations politiques. C’est quelque chose que l’on connaît très mal depuis l’avènement de la Ve République puisque tout était fait pour éviter que les parlementaires parlementent, y compris discutent avec le pouvoir exécutif. J’en veux pour preuve un élément totalement original de cette Ve République, à savoir l’incompatibilité des fonctions ministérielles avec les mandats parlementaires.

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Ensuite, le référendum est toujours une option dans la Ve République puisque, selon l’article 11, c’est un pouvoir propre du président. Dans la situation actuelle, ce serait une grosse prise de risque. L’autre option, c’est la démission du président. C’est le « pouvoir de reset » par excellence ; on remet les compteurs à zéro en permettant au peuple de se réexprimer, mais cette fois sur une personne, celle qui a le plus de pouvoir dans ce système-là, et peut-être de donner une nouvelle orientation, avec la possibilité dans la foulée de reconstituer une majorité cohérente. Dans la situation actuelle, on risquerait d’avoir certes un nouveau président tout de suite, mais pas une nouvelle majorité cohérente, faute de pouvoir dissoudre à nouveau l’Assemblée nationale jusqu’en juin 2025.

Est-ce que cette réinvention obligée de la Ve République par de nouvelles pratiques ne peut pas être l’occasion de lancer un débat sur les institutions en vue d’une refondation profonde ?

Bien sûr, c’est ce que j’ai commencé à indiquer en évoquant le fait de réformer sans le dire le régime constitutionnel de la France avec une pratique parlementariste nouvelle. Mais il serait plus judicieux et démocratique de saisir cette période de bouleversement et de transition pour enclencher un vrai processus constituant dans lequel chaque citoyen prend conscience des enjeux institutionnels en cours dans un débat public organisé de manière transparente. Soit par le biais d’une assemblée constituante, soit plus directement avec un système d’implication populaire massive par un mode de délégation publique d’assemblées citoyennes à travers le pays.

Il y a quelque chose de très délétère dans la période qui pourrait être apaisé.

Imaginer quelque chose de très horizontal permettrait de faire prendre conscience à chacun des enjeux d’une révision effective et concrète du texte constitutionnel français. Ce serait une sortie par le haut d’une crise politique majeure telle qu’on est en train de la traverser. Dans la période, ce serait peut-être aussi une manière d’éteindre cet affrontement politique entre une partie du pays qui n’en peut plus de ce système de gouvernement et une autre qui s’en satisfait, mais n’arrive pas malgré tout à gouverner quand elle est au pouvoir. Il y a quelque chose de très délétère dans la période qui pourrait être apaisé.

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Publié dans le dossier
Vers une sixième République ?
Temps de lecture : 8 minutes
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