« En France et dans le monde, il y a une augmentation de la répression des dissidents »
Anne Savinel-Barras, présidente d’Amnesty France, témoigne des répercussions de l’arrivée de Trump au pouvoir, des crimes contre le droit international durant l’année 2024, et de la montée des discriminations en France, à l’occasion de la publication du dernier rapport de l’ONG internationale sur la situation des droits humains.

© KEMAL ASLAN / AFP
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Pour Amnesty International, le droit international est plus que jamais mis à l’épreuveAmnesty International vient de publier son dernier rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde pour l’année 2024. La présidente de l’ONG en France, Anne Savinel-Barras, témoigne des répercussions de l’arrivée de Trump au pouvoir, des crimes contre le droit international durant l’année 2024, et de la montée des discriminations en France.
Vous venez de publier votre dernier rapport sur la situation des droits humains dans le monde pour l’année 2024. Qu’est-ce qui, selon vous, en ressort le plus ?
Anne Savinel-Barras : Ce rapport revêt une gravité particulière. L’état du monde est alarmant et nous vivons une véritable crise mondiale des droits humains. Une situation inégalée, à la fois parce que nous assistons à des tentatives de destruction du système international qui protège nos droits, la paix et la sécurité. Mais également avec l’apparition d’une multiplication des lois politiques, des pratiques autoritaires, des pouvoirs toujours plus importants. La dissidence qui est violemment réprimée, des partis politiques, des ONG qui sont suspendus ou dissous, et des manifestations qui sont réprimées partout dans le monde. Tous les droits humains sont attaqués et sur tous les continents, et encore plus depuis l’élection de Trump.
Selon vous, le président américain est-il à l’origine des tensions que vous évoquez ?
Quand Trump tient des discours racistes, sexistes, il surfe sur quelque chose qui avait déjà été préparé avant lui et qui s’accélère. Mais il rend ces discours complètement désinhibés et audibles, comme si c’était normal. Cependant, il serait faux de croire que c’est Donald Trump qui a mis tout cela en place. C’est quelque chose qui était déjà présent avant. Cela fait des années qu’on sent que les choses s’aggravent. Mais en 2024, il y a eu une accélération, probablement aussi facilitée par la fragilisation du système international, au gré des conflits armés.
Pourquoi lutter contre les discriminations alors que le président des Américains en fait l’apologie ?
Est-ce que ce retour de Donald Trump aux États-Unis a eu des effets sur les droits humains à l’international ?
Déjà, il a supprimé toute la contribution américaine à l’Usaid, donc toute l’aide apportée aux organisations humanitaires dans les différents pays dans le besoin. Il y a un effet catastrophique, parce que ces aides permettaient pour certaines, d’accompagner l’aide alimentaire, pour d’autres, il s’agissait vraiment de défendre les droits humains : lutter contre les discriminations, apporter des enseignements concernant la santé sexuelle et reproductive, l’avortement, les personnes LGBTI, les droits des femmes.
Tous ces programmes-là ont cessé avec l’arrêt des subventions américaines. On favorise donc des discriminations en place en empêchant toute lutte qui avait été instaurée pour essayer de faire évoluer les choses. Ensuite, les médias américains ont diffusé ses propos haineux contre les personnes migrantes ou personnes transgenres. Cela encourage certains États à faire de même. Pourquoi lutter contre les discriminations alors que le président des Américains en fait l’apologie ?
Dans le reste du monde, il y a eu de nombreuses mobilisations, comme en Géorgie ou en Turquie, mais aussi des millions de personnes dans les rues du monde entier pour soutenir le droit des Palestiniens. En face, la répression semble, d’après Amnesty, toujours plus violente. Comment expliquez-vous cette montée du rapport de force entre la société civile et les autorités ?
Que ce soit en France ou dans le monde, il y a une augmentation de la répression envers les dissidents, mais la société civile réagit quand même. On a des citoyens, citoyennes et des associations qui sentent qu’il est grand temps d’agir. C’est d’ailleurs vers eux que nous tournons notre action. Nous appelons à résister, de manière courageuse, parce qu’il est difficile de contrer des pratiques autoritaires en place pour revendiquer l’État de droit lorsque celui-ci est attaqué. Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, les politiques et les pratiques autoritaires montent, mais il y a quand même eu de très nombreux scrutins électoraux dans le monde pendant cette année 2024 qui ne se sont pas tous soldés par des élections de gouvernements autoritaires. Cela veut bien dire qu’on peut y échapper.
À quels pays pensez-vous particulièrement ?
La Pologne, qui n’est plus aujourd’hui dans la même dérive autoritaire qu’elle ne l’était auparavant, c’est important. En Italie, la première ministre a voulu mettre en place un système anti constitutionnel au regard des institutions italiennes, en souhaitant le transfert de migrants en Albanie. Elle n’a pas pu le faire parce qu’à un moment donné, la Constitution lui a dit non. L’État de droit, c’est ce qui nous protège et nos institutions, c’est aussi l’égalité devant la loi pour tout le monde.
Le système international en entier est attaqué. Soit, on le critique, soit on ne le respecte pas.
Le rapport évoque également les nombreux crimes commis en dépit du droit international. Avez-vous le sentiment que la légitimité du droit international et des ONG qui luttent pour le droit international humanitaire est remise en cause ?
Bien sûr, on a des forces sans précédent, notamment issues des États les plus puissants qui cherchent véritablement à détruire le système international. Les pratiques autoritaires affaiblissent aussi ce droit international puisqu’on ne le reconnaît plus. Donald Trump n’a fait qu’accélérer ces tensions. Le système international en entier est attaqué. Soit, on le critique, soit on ne le respecte pas. Il y a des décisions de la Cour pénale internationale qui sont prises, des mandats d’arrêt qui sont émis. On assume de dire, « si ces personnes qui sont sous le coup d’un mandat d’arrêt viennent sur notre territoire, on ne les arrêtera pas ».
Les mêmes États qui disent aujourd’hui ne pas vouloir arrêter Benyamin Netanyahou s’il se présente chez eux, sont les mêmes États qui ont poussé à la CPI la question de Vladimir Poutine au regard de l’enlèvement des enfants ukrainiens. On a vu cela en France lorsque le ministre des Affaires étrangères a dit que si Netanyahou venait sur notre territoire, la France ne l’arrêterait pas, puisqu’il est sous immunité. Donc, on a un deux poids, deux mesures par les mêmes États. Cela enlève toute légitimité à la Cour pénale internationale.
Que risquerait-il de se produire dans un monde où le droit international n’est plus du tout respecté ?
La fin du système international, c’est la fin de la protection des droits humains, de la paix et de la sécurité pour toute la planète. Le droit international n’est pas parfait, il y a des choses à faire évoluer, mais pour autant, il est essentiel, et il faut le maintenir et le protéger.
Votre rapport traite aussi des échecs de la COP29 qui ont eu des conséquences en matière de droits humains. D’après vous, y a-t-il un désengagement des États vis-à-vis de leurs obligations en matière d’écologie ? Si oui, pourquoi ?
On le voit bien avec Donald Trump, il y a une négation totale de la crise climatique. C’est d’ailleurs effarant de voir à quel point des responsables politiques peuvent nier la réalité. Le déni du président américain a une résonance particulière sur les États qui étaient justement prêts à n’entendre que ça, pour dire « mais voyez bien qu’on n’est pas en crise », parce qu’en fait toutes les mesures à prendre nécessitent forcément des sacrifices dans certains domaines, et qu’aujourd’hui les gouvernements manquent de courage.
En France, quand il faut annoncer l’interdiction de certains produits qui nuisent gravement à la santé, il y a aussi des oppositions. ll faut un certain courage politique pour mettre en avant les questions écologiques et la protection du climat. Les pays qui souffrent le plus de l’urgence climatique ne sont pas les pays qui ont le plus de moyens financiers. Cela veut dire aussi que, pour les grandes puissances, instaurer un plan d’aide à l’ensemble des pays de la planète pour lutter contre le réchauffement climatique devient visiblement compliqué.
Vous mettez également en évidence une hausse des discriminations en France, notamment à l’encontre des femmes portant le voile. Cette situation révèle-t-elle une forme de violence à la fois sexiste et islamophobe ?
On parle justement là des discriminations croisées, c’est-à-dire des personnes qui, de par ce qu’elles sont, croisent différentes formes de discriminations. Nous avons notamment sorti en 2024 un rapport concernant les femmes empêchées de faire du sport parce qu’elles se couvrent les cheveux. On touche bien entendu aux femmes voilées, de religion musulmane. Nous avons aussi dénoncé la question de l’interdiction de l’abaya parce qu’elle touche dans les établissements scolaires, des jeunes filles musulmanes essentiellement. Donc, on sent qu’en France, il y a une polarisation sur la question des femmes et des filles musulmanes.
Comment expliquez-vous cela ?
On ne peut pas se le cacher, je pense que c’est nourri par des discours racistes. À un moment donné, il semblerait que tout converge vers ces personnes-là parce qu’elles sont différentes. Parce qu’elles ont une tenue vestimentaire qui n’est pas la nôtre. Et on oublie en fait que toute femme, quelle qu’elle soit, qui qu’elle soit, est libre de se couvrir ou de ne pas se couvrir les cheveux. Il y a des femmes non musulmanes qui se couvrent les cheveux, il y a des femmes musulmanes qui ne se couvrent pas les cheveux. On est dans quelque chose d’absolument absurde qui touche en plus à la liberté fondamentale des femmes. C’est gravissime.
Y a-t-il des améliorations que vous avez notées en 2024 par rapport aux années précédentes ?
Oui, il y a des choses qui bougent. La Gambie a rejeté un projet de loi qui visait à réautoriser les mutilations génitales féminines. Duterte, l’ancien président des Philippines vient d’être arrêté et transféré à la CPI. Au niveau international, il y a une convention cadre qui va être travaillée sur une meilleure justice financière et sur la question de la fiscalité.
Si on laisse la place à Trump et à ses alliés, on va vers la catastrophe.
Au Sommet de l’avenir, organisé par les Nations Unies en septembre 2024, les États qui étaient présents se sont prononcés en faveur d’un travail sur l’amélioration du Conseil de sécurité, et sur la question de l’aide au développement, l’architecture financière mondiale. Il y a quand même des choses qui bougent parce que sinon, effectivement, si on laisse la place à Trump et à ses alliés, on va vers la catastrophe. Donc il y a des choses à faire, il faut se mobiliser, il faut mobiliser les citoyens, les associations, la société civile dans son ensemble, mais aussi les États, bien entendu.
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