Dans les campagnes, face à l’extrême droite, mener des luttes fertiles
Dans la France des villages, des collectifs se sont constitués ou renforcés en réaction au succès électoral de l’extrême droite aux législatives de 2024. Autour de valeurs et de préoccupations communes, ils s’emploient à retisser du lien social. Tour d’horizon en cinq départements.our d’horizon en cinq départements.

© Denis CHARLET / AFP
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Des expériences pour lutter contre le sentiment de relégation omniprésent et faire exister un contre-discours à cette vision binaire et dangereuse : les villes et les métropoles seraient progressistes, tandis que les campagnes, conservatrices, voteraient plus facilement Rassemblement national (RN).
Comme l’explique Olivier Bouba-Olga, économiste et spécialiste en aménagement de l’espace et urbanisme, « le revenu, la catégorie sociale et le niveau de diplôme sont les trois variables qui expliquent le mieux le vote des Français ». Se risquer à extraire des grandes tendances serait trop périlleux, tant les enjeux territoriaux sont décisifs, pour comprendre ce qui se joue dans les territoires. Nous avons choisi de mettre en lumière cinq d’entre eux au travers de cinq témoignages de citoyen·nes qui œuvrent pour faire exister un rempart de gauche dans leur village.
Dans la Nièvre
Sur les terres de François Mitterrand, la percée de l’extrême droite a du mal à passer. Le frondeur socialiste Christian Paul, qui a vécu quatre mandats de député et se présentait sous la bannière Nouveau Front populaire (NFP), s’est fait battre par Julien Guibert, candidat du Rassemblement national (RN).
« Cette circo est dite infernale car très étendue : il faut deux heures de voiture pour la parcourir. Alors nous avons organisé à l’échelle micro-locale une résistance, des actions », raconte Aurore, porte-parole du collectif No Pasaran Lormes. Affichage, tractage sur les marchés, porte-à-porte, réunions d’information, débat public auquel des votants RN ont pris part.
Ce groupe réunit aujourd’hui plus de 250 personnes sur WhatsApp, « avec une couleur politique mais sans étiquette », car l’ambition n’est pas de rester entre gauchistes. « La manière dont on se rebelle n’est pas la même selon qu’on vote à gauche ou RN, mais on se rejoint sur certains constats, notamment les injustices quotidiennes, la détestation de Macron et la disparition des services publics. »
On veut développer l’humain, on parlera politique plus tard.
Aurore
Dans ce territoire du Morvan où la plus grande ville, Nevers, est à 1 h 10 de route, ce dernier point est crucial. En 2008, la fermeture de la maternité de Clamecy avait été un traumatisme collectif. En ce moment, la bataille est rude pour éviter la fermeture de classes dans les villages et le remplacement des lignes de train du Morvan – Corbigny-Clamecy et Avallon-Cravant – par des bus.
Le thème de la réunion mensuelle de No Pasaran Lormes en mars portait justement sur la disparition des services publics en zone rurale. Pour tenter d’aller au-delà des clivages politiques et sortir de l’entre-soi, le collectif, plutôt composé de néoruraux, a décidé de faire un pas vers les habitants en s’impliquant dans l’organisation du comice agricole de Lormes.
« L’idée est de se connaître, de découvrir des gens sympas, de s’apercevoir qu’on a quand même des points communs, parfois le même humour. On veut développer l’humain, on parlera politique plus tard, confie Aurore. Peut-être qu’il y aura moins d’hostilité la prochaine fois qu’on leur tendra nos tracts. »
Selon elle, il ne sera possible de retisser des liens entre habitants qu’en faisant preuve d’humilité dans chacune des luttes et en s’appuyant sur la compréhension du territoire et le réseau associatif existant. « Notre mouvement peut être un trait d’union entre toutes ces associations pour s’entraider davantage et donc se connaître. » Un travail de fond qui pourrait servir à l’aube des prochaines élections municipales, source d’inquiétudes.
L’objectif du collectif : miser sur la pédagogie avec des ateliers d’éducation populaire autour des règles du jeu des municipales. « C’est primordial aujourd’hui, ça va au-delà de ‘mon voisin est un facho’ car c’est potentiellement notre quotidien qui sera affecté, que ce soit pour l’accès aux soins, la protection des femmes ou la culture. Nous avons la chance d’avoir une communauté d’artistes très riche grâce aux actions des élus de gauche depuis des années. C’est précieux car cela permet aussi de lutter contre l’isolement et les préjugés. »
Dans la Meuse
La montée de l’extrême droite ne se traduit pas ici par une bascule vers le RN, mais par un déclin de la droite conservatrice traditionnelle. Aux législatives de 2024, le candidat RN, Maxime Amblard, jeune ingénieur nucléaire totalement inconnu, a été élu dans la circonscription de Bure, où se mène une lutte contre le projet Cigéo, un centre d’enfouissement de déchets radioactifs. La campagne a été brutale pour les militants de gauche.
« On est tombés des nues de voir à quel point les discours d’extrême droite sont décomplexés sur le pas de la porte, et de se rendre compte qu’on était si peu nombreux. En ruralité, quand tu as l’impression que quatre personnes sur cinq ont voté RN et que l’autre a voté à droite, tu te sens très seul », raconte Joël Domenjoud, militant de longue date contre le centre de déchets à Bure et habitant de Commercy, ville de 5 000 habitants passée à gauche dans les années 1960.
Pour lui, le territoire n’est pas hostile aux citoyen·nes de gauche, mais il faut beaucoup d’énergie pour s’intégrer aux dynamiques locales, se connecter au territoire et trouver des stratégies pour dialoguer avec tous. « On n’a pas peur de dire qu’on se situe très à gauche. On a fait partie du mouvement des gilets jaunes, avec des personnes qui votent pour l’extrême droite, et les gens apprécient cela. Peut-être qu’on a esquivé certains sujets de conversation, mais on s’est réunis sur d’autres, comme la lutte contre la précarité. »
Ouvrir des lieux pour se retrouver est une des clés de l’apaisement. À Commercy, un local a été acheté par des citoyens, il y a six ans, pour organiser des cantines, de l’aide aux devoirs, des jeux, des activités liées au quartier ainsi que des soirées plus politiques (sur la Palestine, le changement climatique et les forêts, la démocratie participative, etc.) ou des discussions plus libres, sans thème imposé, où des gens de toutes catégories sociales viennent échanger sur leurs préoccupations : les services sociaux, les discriminations…
Dans un des villages voisins, le bar joue un rôle central. Les nouveaux gérants produisent notamment un bulletin humoristique mensuel sur la politique locale, et c’est un succès « même si tout le monde sait que le bar est tenu par des gauchos antinucléaires qui militent contre Cigéo ».
« On mise sur la propagande et la politisation par le faire. On ne prononce pas les mots ‘autogestion’, ‘émancipation’, ‘entraide’, connotés à gauche, mais c’est finalement ce qu’il se passe car les gens constatent que ça fonctionne et que ça paraît juste », décrypte Joël Domenjoud. Impossible de savoir si ces pratiques peuvent influencer les votes sur le court ou le long terme, mais, au quotidien, cela nourrit une forme de quiétude. Car, malgré tout, agir contre la montée de l’extrême droite reste un rapport de force.
Dans la Drôme
Historiquement ancré à gauche et parfois idéalisé comme un laboratoire écolo et de démocratie directe, le -département a vécu un petit séisme politique lors des élections législatives de 2024. Le vote RN a pris une ampleur inédite. La Drôme compte désormais deux députés du parti à la flamme : Lisette Pollet, déjà élue en 2022, et Thibaut Monnier, proche de Marion Maréchal, dans la circonscription de Crépol, où vivait Thomas, l’adolescent de 16 ans tué à la sortie d’un bal en novembre 2023.
Dans la région du Diois, située au bout de la vallée de la Drôme, la députée écologiste Marie Pochon a été réélue face au candidat LR-RN, Adhémar Autrand. Mais la campagne a demandé beaucoup d’énergie et de mobilisation citoyenne dans cette très grande circonscription qui compte environ 15 000 habitants disséminés dans 50 villages.
« Le nord-est est plutôt acquis à la gauche, et le sud plus à droite, notamment en lien avec le nucléaire. Mais, globalement, on a connu une grosse montée du vote RN entre 2022 et 2024, et dans certaines circonscriptions les scores ont été multipliés par deux ou trois », précise Nicolas, membre du collectif Pour un Diois ouvert et solidaire. Composé d’une trentaine de personnes, ce collectif, créé pour faire face au choc des législatives, a lancé une série de forums en septembre dernier, afin de démarrer une dynamique de dialogue.
Les thèmes de discussion ne sont pas décidés à l’avance afin de ne brider personne et qu’émerge une parole populaire. « Les forums étaient la première étape pour écouter, un peu comme les cahiers de doléances. Maintenant, il faut se demander quoi faire de toutes ces idées, notamment pour dépasser les clivages politiques. Ce n’est pas encore gagné. Peut-être parce que le format de discussion est déjà trop étiqueté ‘participation citoyenne’, ‘intelligence commune‘, donc à gauche », décrit-il.
Quand on parle de services publics, de retraites ridicules, d’accès aux soins, tout le monde est d’accord.
Pauline
Quatre forums ont été organisés et plusieurs thèmes et idées ont émergé : lancer des ateliers de sérigraphie pour créer des visuels touchant des publics jeunes, proposer des jeux citoyens à Die pour parler de citoyenneté et de lutte contre les discriminations, réhabiliter l’éducation populaire, organiser un « festival des conflits » pour montrer que ces derniers font partie de la vie, hors des réseaux sociaux, et qu’ils peuvent être bénéfiques à la société quand ils sont maîtrisés.
« Nous n’avons pas encore la solution miracle pour créer ce dialogue avec toutes les populations, reconnaît Nicolas. On réfléchit à mettre en avant la notion de communs pour sortir du cadre politique strict, car cela existait en ruralité avant : les prairies, les forêts appartenaient aux villages, et les gens s’organisaient pour les entretenir et les utiliser ensemble. »
Dans le Pas-de-Calais
Comment rendre visible l’antifascisme sur un territoire a priori acquis à l’extrême droite ? C’est la question qui guide le Collectif antifasciste du bassin minier (CABM), créé en 2023 par des habitants d’Isbergues. Dans ce département, dix des douze circonscriptions ont élu des députés du RN lors des législatives de 2024. Lors de la campagne des européennes, Marine Le Pen s’est rendue au marché de Lillers, ville communiste. Le CABM décide alors d’agir en brandissant des pancartes éloquentes (« Fuck RN », « Non aux idées d’extrême droite »…).
« On s’est retrouvés encerclés par des militants du RN qui nous ont craché dessus, nous ont insultés avec des mots comme ‘sale négresse’ ou ‘bon viol’, car nous étions surtout des femmes », raconte Sophie*, membre du collectif. Une violence qui a servi de déclic au CABM pour réhabiliter le mot « antifasciste », créer des espaces de rencontres et redorer un peu le blason de la gauche. « La gauche était tellement installée dans cette région qu’elle a forcément foiré quelque chose pour qu’on en arrive là…, analyse-t-elle. La plupart des gens ici n’y croient plus et n’ont vu que deux votes possibles : Macron ou le RN. Ici, on veut une gauche qui fait passer les gens avant l’argent. »
Le prénom a été modifié.
Les membres du CABM investissent les réseaux sociaux et organisent tous les trois mois des rencontres avec des spécialistes de l’extrême droite et de l’antifascisme comme Ugo Palheta, Félicien Faury ou Pierre Wadlow, qui a réalisé une thèse sur la politisation des classes populaires dans le bassin minier. Ils réfléchissent aussi à réinvestir l’espace public avec des goûters populaires, des Disco Soupes ou des quiz afin d’installer du dialogue en dehors des périodes électorales, et sans aborder les gens par l’invective du « mauvais vote ».
« Il est faux de dire qu’ici ce sont des terres du RN. Mais on ne peut pas nier que la parole et le vote RN se sont décomplexés, c’est devenu une revendication. À l’inverse, nous sommes arrivés à un point où il devient compliqué de revendiquer le fait d’être opposé à ces idées. Compliqué mais nécessaire pour montrer publiquement que des gens pensent autrement et créer du lien », poursuit Sophie.
Cependant, agir hors des grandes villes ajoute de la difficulté et de la méfiance, et requiert beaucoup d’énergie. Au moment des législatives, le CABM lance un appel à l’aide dans les grandes communes, notamment à Lille – seul bastion de gauche dans le Nord-Pas-de-Calais : « Nous nous déplaçons régulièrement dans les villes pour rejoindre les grands rassemblements, prêter main-forte et nous unir. Aujourd’hui, nous souhaitons que la tendance s’inverse, car c’est ici, en zone rurale, dans nos quartiers, corons et villages que beaucoup de choses se jouent ! »
Depuis, un petit réseau se développe avec les villes, le bassin minier, le Douaisis, le Valenciennois, marqués par les mêmes réalités. Un début de réseau qui rassure Sophie : « Je ne peux pas dire qu’on n’a pas peur, mais on se soutient. On se sait observés, on s’attend à des menaces, mais on est fiers de ce qu’on fait ! »
Dans la Creuse
Dans le département de la Creuse, il n’y a plus qu’une circonscription. Alors toutes les forces de gauche se sont unies lors des législatives de 2024 pour faire barrage à l’extrême droite. La candidate Divers droite ayant refusé de se désister au second tour, la triangulaire a profité à Bartolomé Lenoir, le candidat LR ciottiste soutenu par le RN. Une déception immense qui a toutefois fortifié les liens créés au sein du collectif citoyen La Sout’ & Cie, basé à La Souterraine.
« Les discussions lors des porte-à-porte ont été précieuses et fructueuses. Même si on n’a pas fait voter ou changer d’avis nos interlocuteurs, on a mieux compris ce qui se jouait sur notre territoire, car on a écouté tout le monde, ce qui permet le dialogue. Quand on parle de services publics, de retraites ridicules, d’accès aux soins, tout le monde est d’accord », indique Pauline, membre du collectif, prête à continuer ces opérations de porte-à-porte en dehors des périodes électorales.
Ainsi, des réunions mensuelles ont été lancées pour ouvrir des pistes de réflexion et d’action : « Recréer du commun, faire société autrement avec des gratiféria, des repas partagés, des crieurs de rue lors des marchés, des événements avec la librairie indépendante, mais aussi des actions coups de poing quand il le faut. Par exemple, le collectif s’est mobilisé avec d’autres pour empêcher la venue d’Alice Cordier, fondatrice de Némésis, en janvier dernier », illustre Pauline.
Elle et ses camarades, dit Pauline, essayent de « mettre de la joie dans la lutte » et de privilégier « la politique appliquée, au cœur de l’espace public », c’est-à-dire « tout ce que les partis de gauche ont un peu abandonné ». Pourtant, la Creuse est connue pour être une terre de gauche et militante, notamment au sud-est, près de Tarnac. Dans le nord-est, il y avait un manque que ce collectif citoyen tente de combler, en dehors des bisbilles de la politique locale et nationale. « Maintenant, on va essayer de créer un maillage militant sur tout le territoire creusois », rêve Pauline.
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