Les livres, œuvres de résistance

Quentin Liabaud, signataire de la tribune « Désarmer l’empire Bolloré », décrit son engagement de libraire indépendant à La Souterraine, dans la Creuse.

• 29 avril 2025
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Les livres, œuvres de résistance
Des marque-pages contre l'empire Bolloré, insérés dans des livres à Strasbourg.
© Désarmer Bolloré

Je suis devenu libraire en 2009. Au départ, c’était un job alimentaire qui me permettait de continuer mon parcours artistique. Puis c’est devenu une vocation. J’avais, par l’entremise de milliers de voix écrites, trouvé ma voie. Ma vision du métier tel qu’on me l’a transmis, tel que je me le suis approprié, repose sur quelques prédispositions : recherche, écoute, curiosité, disponibilité, cohérence… Mais cela nécessite de prendre le temps.

Et toutes ces qualités ne sont opérantes que dans un contexte de liberté de décision, d’intention, et donc d’indépendance. Lorsque les libraires sont en maîtrise totale de leurs choix (d’achat, de programmation de rencontres d’auteur·rices, de gestion, de mise en place…), ces qualités deviennent des outils de résistance face à l’extrême-droitisation et à la « bollorisation » de la société.

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Après douze années de salariat dans une librairie de 300 m2 dans une grande ville, je suis passé à une structure de 60 m2 dans une bourgade de 5 000 habitants en zone rurale. En 2021, j’ai fondé L’Apothicaire à La Souterraine, dans la Creuse, où je me suis imposé de mettre en pratique les préceptes cités plus haut. Force est de constater que je n’ai rien créé. Comme si, dans cette zone vide de librairies indépendantes, un grand nombre de personnes n’attendait qu’un lieu de rencontres et d’échanges.

Il s’avère que l’immense majorité rejette l’extrême droite et prône la diversité et la tolérance. Il suffit de regarder nos tables et nos rayons pour comprendre de quel bois nous sommes fait·es. Celles et ceux en désaccord avec nous mais qui arpentent quand même la librairie ont compris que nous prenions le temps d’écouter et de discuter. Comme nous faisons gaffe à étayer nos sources ou à reconnaître notre méconnaissance, ils reviennent. Fervents défenseurs de la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre, nous nous devons de commander à l’unité tout ouvrage demandé. Si d’aventure une personne souhaite le livre de Jordan Bardella, publié chez Fayard, nous le lui commanderons, au nom de la liberté d’information. En revanche, vous ne le trouverez pas en pile sur nos tables.

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Comment résistons-nous localement ? En prenant les leçons du sociologue Benoît Coquard (Ceux qui restent, La Découverte, 2019), en soignant notre réputation, en suscitant l’envie et en diffusant un « conformisme rebelle » qui « est la meilleure arme dont nous disposons contre la force des idées reçues qui font tenir l’ordre établi », comme le dit Nicolas Framont (Vous ne détestez pas le lundi ; vous détestez la domination au travail, Les Liens qui Libèrent, 2024). Un « chef d’entreprise » paisiblement anticapitaliste n’est pas monnaie courante ici, mais on s’y fait. La ruralité vous pousse à la cohérence entre postures publique et privée.

Aussi, nous luttons à plus grande échelle contre l’empire Bolloré et sa guerre civilisationnelle et culturelle. C’est le sens de la tribune « Désarmer l’empire Bolloré », dont nous sommes signataires. Concrètement, cela revient à faire la grève des nouveautés publiées par les maisons d’édition devenues nauséabondes – je pense tristement à Fayard, qui fut une excellente maison – et à limiter les mises en place d’autres éditeurs du groupe.

Concernant les éditeurs historiques de Hachette (Grasset, Stock, Albin Michel, Glénat), hors de question d’en priver qui que ce soit. Il y a des auteur·rices que nous aimons, dont nous défendons le travail avec passion. Mais nos conseils privilégient toujours les maisons d’édition appartenant à d’autres groupes ou indépendant·es. Tout cela constitue une forme de boycott… mais boycotter n’est pas censurer ! Il s’agit de lutter contre la mainmise d’un seul sur la liberté d’expression. De lutter contre une monopolisation.

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Favoriser les moments d’échanges et de discussions est crucial. Samedi, jour de marché, la librairie se transforme en véritable café du commerce – bien qu’on n’y serve rien à boire ! Une fois par mois, nous proposons des rencontres avec des auteur·rices, devenues de plus en plus politiques.

Et nous organisons cet été Les Diagonales, un événement entre grand laboratoire et forum festif pour accueillir celles et ceux qui s’intéressent aux phénomènes de domination, à l’écologie radicale, à la question médiatique, à l’histoire des luttes sociales, écologistes, populaires, et s’inquiètent de la montée de l’extrême droite (1).

1

Les Diagonales, du 27 au 29 juin, à la chapelle du Sauveur, La Souterraine. En présence de Laurence De Cock, Jeanne Guien, Sébastien Mabile, Manon Pengam, Pauline Perrenot, Dominique Pinsolle, Clément Sénéchal et Vincent Tiberj.

Le but : terminer par « l’Agora des 10 solutions » et définir dix pistes concrètes partant d’un déjà-là pour aller plus loin. Le besoin de penser et d’agir ensemble est tangible. Non subventionné et coconstruit par la librairie, des associations et des citoyen·nes préoccupé·es, cet événement nous paraît être une excellente piste pour entretenir et renforcer des foyers de résistance.

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