« Barcarolle », un rêve sans fin
Tandis que le roman-photo tente un retour en grâce depuis quelques années, le cinéaste et illustrateur Jean Lecointre publie un récit survitaminé qui pourrait devenir le meilleur ambassadeur de ce genre sous-estimé.
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© Actes Sud
Barcarolle / Jean Lecointre / Actes Sud BD, 328 p., 30 euros.
Le mot désigne habituellement le chant improvisé des gondoliers vénitiens. Dans le nouveau roman-photo de Jean Lecointre, « Barcarolle » devient le nom d’une île où les dépressifs et les toxicomanes en tous genres viennent finir leurs jours. Le professeur Poulenc, célèbre explorateur de la psyché humaine, épuisé par ses prises de drogues, décide de s’y rendre pour se suicider. En chemin, il caresse la tête d’un rhinocéros, rencontre une tricoteuse venimeuse qui métamorphose ses amants en moutons et cède aux pires hallucinations sur le paquebot à destination de Barcarolle.
Autant dire que cette bande dessinée photographique composée de collages de magazines des années 1950 et 1960 démarre sur les chapeaux de roues. La violente folie du récit peut devenir addictive : chaque image interpelle et fascine, comme un rêve dont on ne voit jamais le bout. Pris dans une surenchère burlesque, rythmé par des romances improbables et des visions psychédéliques, Barcarolle fait perdre au lecteur tous ses repères.
Sans queue ni tête
Parmi les auteurs contemporains qui s’emparent de la forme populaire du roman-photo, associée aux grandes heures des récits romantico-kitsch de magazines comme Nous deux, Jean Lecointre n’opte pas pour la respectabilité. En produisant des collages aberrants au sein d’une histoire improvisée sans queue ni tête, il pousse tous les curseurs au-delà du maximum. Quitte à rebuter dans un premier temps le lecteur lambda qui tomberait sur un poussin armé d’un fusil ou un aigle à tête de chef amérindien en feuilletant le livre. Passé la première impression, ce même lecteur pourrait cependant se rendre compte que ces absurdités regorgent d’idées géniales patiemment fabriquées par Lecointre.
Depuis les années 1990, l’artiste élabore une méthode de collage photo qu’il décline aussi bien en illustrations pour Libération ou France Culture qu’en courts-métrages d’animation comme Turkish Delights et Les animaux domestiques. Âgé de 60 ans, Jean Lecointre a développé une œuvre rare et composite partagée entre l’édition jeunesse, des petits formats comme Multiverge (2023) et son imposante monographie Greenwich (2010).
Dans son atelier, il constitue la matière première de ses réalisations avec une centaine de cartons remplis de vieux magazines chinés dans les brocantes et dans la collection de ses grands-parents, sans jamais s’appuyer sur Google Images. Une fois scannées, les images qui l’intéressent sont stockées dans des dossiers numériques. S’il conserve les imperfections et les trames des impressions d’origine, Lecointre n’hésite pas à déformer, recomposer et recoloriser chaque photo dont il se sert.
Saucisse-mayonnaise
Le grand graphiste polonais Roman Cieslewicz, dont Jean Lecointre a suivi les cours, l’a décomplexé sur l’épineux problème du droit à l’image : il assume le détournement (ré)créatif de milliers de photographies au style vintage. Cette démarche constitue un contre-modèle aux intelligences artificielles controversées, comme Midjourney, qui produisent des images algorithmiques impersonnelles en plagiant d’innombrables artistes. Bien que Lecointre s’appuie sur des photographies déjà existantes, son style est immédiatement reconnaissable, tout comme ses chimères telles que la mygale-gorille ou le couple saucisse-mayonnaise, qui a été exposé à la galerie Arts Factory, constituent des créations originales.
Au fil de ses trois cents pages, Barcarolle tisse d’ailleurs une mise en abyme qui justifie cette réutilisation d’anciennes photos. Une fois débarqué sur l’île, Poulenc se confronte à ses pulsions les plus enfouies en rencontrant différentes créatures surnommées « archétypes », qui l’aident à explorer ses rêves. Lorsqu’au cours de son aventure il active, par exemple, le bouton du « processus d’individuation », le chercheur tombe au détour d’un couloir d’école sur un monstre énigmatique tiré de son enfance : une petite fille avec une tête de chouette tenant un rat crevé dans son bec.
Pas aussi absurdes qu’elles en ont l’air, ces péripéties induisent une réflexion sur la vie psychique et la culture de masse.
L’interprétation de telles apparitions est laissée à la discrétion du lecteur. Renonçant à se suicider, Poulenc décide de rejoindre un groupe subversif cherchant à commettre des attentats dans l’inconscient collectif, avec l’objectif de transformer les mentalités de toute la société.Pas aussi absurdes qu’elles en ont l’air, ces péripéties induisent une réflexion sur la vie psychique et la culture de masse. Dans la lignée de Georges Bataille et du surréaliste Michel Leiris, à qui il se réfère, Jean Lecointre ambitionne de jouer avec notre inconscient collectif.
Ses collages soulignent le pouvoir de symbolisation et de fascination de l’industrie culturelle, à l’instar de l’artiste Clémentine Mélois, qui reprend des images de vieux romans-photos dans Les Six fonctions du langage (2021). L’un et l’autre évitent ainsi de tomber dans l’écueil de la parodie facile qui caractérise certains romans-photos tels que le best-seller Guacamole Vaudou (2022) de Fabcaro et Éric Judor.
Collisions poétiques
En reprenant non sans humour le motif du coup de foudre romantique, répété ad nauseam dans les romans-photos sentimentaux, Lecointre ne cherche pas à s’en moquer. L’archétype de l’amour impossible qu’il reconduit à gros traits lui sert plutôt à composer le paysage mental de son personnage, pour mieux l’amener vers des rêveries inouïes.
Improvisé par associations d’idées à partir de la banque de photos susmentionnée, le récit n’a pas l’ambition de servir un quelconque propos, mais d’explorer les désirs contenus dans les images de consommation courante, qu’on balaye aujourd’hui sur son smartphone comme jadis on feuilletait un magazine. Certaines pages révèlent même la beauté des clichés les plus ordinaires, comme celle où la crème s’échappant d’une boîte de conserve se transforme en un éclair qui déchire le ciel nocturne.
Si Jean Lecointre inscrit son travail dans le champ de la bande dessinée, ces collisions poétiques qu’il fabrique peuvent davantage faire écho au cinéma, à commencer par l’inquiétante étrangeté des films Un Chien andalou (1929) de Buñuel et Dalí et Eraserhead (1977) de Lynch. Son premier roman-photo, conçu avec Pierre La Police au scénario, La Balançoire de plasma (2005), est d’ailleurs un hommage sous amphétamines aux films de série Z.
Parmi les réalisations plus récentes, l’auteur se réclame aussi de Ne croyez surtout pas que je hurle (2019) de Frank Beauvais, documentaire autobiographique conçu à partir d’extraits de films soigneusement choisis pour qu’on ne puisse reconnaître leur œuvre d’origine. Ceux qui s’étonneraient des liens entretenus entre le cinéma d’auteur et un « vulgaire » roman-photo comme Barcarolle devraient davantage s’intéresser à cette forme sous-estimée. Celle-ci donne l’impression à Jean Lecointre, selon ses propres termes, de « réaliser des films seul depuis chez [lui] », tandis que, dans l’histoire du cinéma, le chef-d’œuvre de Chris Marker La Jetée (1962) se présente par exemple comme un « photo-roman ».
Apparu en Europe dans les années 1940, le roman-photo ne se cantonne plus depuis longtemps aux seules romances à destination d’un lectorat féminin. Mais, jusque-là, les différentes tentatives de le légitimer au même titre que le cinéma sont le plus souvent restées méconnues, comme celles de Marie-Françoise Plissart et de Benoit Peeters, publiées aux Éditions de Minuit au cours des années 1980. Avant d’être un écrivain à succès, Jean Teulé a conçu des romans-photos pionniers du genre, aussi bien dans le domaine de la fiction, avec Bloody Mary, que dans celui du documentaire, avec Gens de France.
Les Éditions FLBLB, quant à elles, en font leur cheval de bataille depuis vingt ans en publiant des romans-photos historiques comme Pauline à Paris (2015), de Benoit Vidal, et d’autres à l’esthétique plus délirante, telle La Déflagration des buissons (2022) de Julie Chapallaz. Des photojournalistes comme Vincent Jarousseau s’emparent de la forme pour concevoir des reportages au long cours. Enfin, à l’instar de Minuit il y a quarante ans, des maisons d’édition de littérature prestigieuses comme le Seuil et désormais Actes Sud s’aventurent à publier des romans-photos, dont Barcarolle s’impose comme le meilleur représentant.
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