En France, l’État acte l’abandon des quartiers
En voulant supprimer l’Observatoire national de la politique de la ville, le gouvernement choisit de fermer les yeux sur les inégalités qui traversent les quartiers populaires. Derrière un choix présenté comme technique, c’est en réalité un effacement politique du réel qui se joue.
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© Thibaut Durand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Le 10 avril, dans l’indifférence feutrée de l’Assemblée nationale, les députés ont rejeté cinq amendements visant à empêcher la suppression de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV), dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique. Officiellement, l’objectif est de rationaliser les structures administratives jugées redondantes.
Sa suppression est arrivée, par amendement aussi, en mars 2025. « Il est nécessaire de simplifier la décision publique et à réduire la dépense publique liée à la multiplicité des comités, conseils, commissions, instances, qu’ils soient consultatifs, stratégiques, d’orientation ou de surveillance », justifie la majorité présidentielle. Mais officieusement, pour certains, c’est surtout la fin d’un outil unique de suivi et d’évaluation des politiques menées dans les quartiers prioritaires. Derrière cette mesure technique, c’est bien « une régression » des politiques en direction des quartiers populaires qui se profile.
Créé par la loi du 21 février 2014, l’ONPV a pour mission de mesurer chaque année l’évolution des écarts entre les quartiers dits prioritaires et le reste du territoire. Chaque année, un rapport est publié, accompagné d’analyses thématiques sur l’éducation, la pauvreté, l’emploi, la sécurité ou encore l’accès aux soins. Ces travaux permettent non seulement de nourrir le débat public, mais aussi d’éclairer les choix politiques.
C’est clairement une manière d’invisibiliser les problématiques spécifiques aux quartiers prioritaires de la ville.
C. Lejeune
« Le rapport de l’ONPV, tout comme les rapports d’observatoires de la pauvreté, a aussi pour fonction, non seulement de produire du savoir et des instruments de suivi et d’évaluation des politiques publiques, mais aussi de permettre à certaines questions de revenir à l’actualité », alerte Renaud Epstein, professeur de sociologie et directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.
Selon lui, « l’argumentation budgétaire ne tient pas la route ». Il rappelle que le fonctionnement de l’Observatoire repose essentiellement sur un ou deux postes équivalents temps plein et une mobilisation bénévole de chercheurs et d’agents publics. Le budget de l’ONPV est estimé à quelques dizaines de milliers d’euros par an. Une goutte d’eau dans le budget de l’État.
Plus grave encore : l’ONPV ne se contente pas d’agréger des statistiques, il est un levier de mobilisation interinstitutionnelle. Il a accès à des données détenues par d’autres administrations, organisation et chercheurs. Renaud Epstein en donne un exemple : « À la tête de l’Onzus [Observatoire des zones urbaines sensibles], prédécesseur de l’ONPV, le gouvernement avait nommé Bernadette Malgorn, une grande préfète, capable de faire pression sur des ministères réticents. C’est cette autorité qui permettait l’accès à la donnée. »
Une stratégie d’effacement
Pour Claire Lejeune, députée LFI de l’Essonne, cette possible suppression est loin d’être anodine. Elle y voit une stratégie délibérée pour effacer la trace même des inégalités. « C’est clairement une manière d’invisibiliser les problématiques spécifiques aux quartiers prioritaires de la ville. » Elle rappelle que l’ONPV sert de support à des politiques publiques fondées sur des faits et non sur des impressions. « Si on n’a plus de rapport, plus de données, plus d’expertise, alors les problèmes disparaissent des radars. Et donc, plus personne n’est obligé d’agir. »
Elle dénonce un climat politique de plus en plus perméable aux idées de l’extrême droite. Lors des débats sur l’article de suppression, un député RN a justifié la mesure en affirmant que « la politique de la ville coûte des milliards », que « c’est un puits sans fond ! », insinuant qu’elle serait inutile. « C’est le même discours qui oppose artificiellement les quartiers populaires aux territoires ruraux », analyse la députée.
Un avis partagé par Renaud Epstein. « Il faut replacer ça dans un contexte plus large, celui d’un pouvoir exécutif tétanisé depuis 2015-2017 par le discours de la France périphérique. » Pour le professeur, ce débat « met en concurrence les souffrances territoriales au lieu de reconnaître la coexistence des problèmes ». Pour Claire Lejeune, c’est « contreproductif, comme si l’un devait être sacrifié pour répondre à la détresse de l’autre ».
On oppose les difficultés territoriales au lieu de les reconnaître comme coexistantes. Landry Ngang, collaborateur parlementaire et coréférent du livret « Quartiers populaires » pour La France Insoumise, partage ce constat : « On voit la progression des idées d’extrême droite depuis sept ans, promues notamment par certains ministres. »
Depuis l’enterrement du rapport Borloo, les quartiers populaires ont disparu de l’agenda politique.
R. Epstein
Il rappelle les propos de Gérald Darmanin qui parlait d’« ensauvagement » de la société en 2020 comme ceux de Bruno Retailleau. L’actuel ministre de l’Intérieur n’hésite pas à parler de « décivilisation », de « Français de papier » et des « belles heures » de la colonisation. Pour Landy Ngang, tous ces propos « ciblent directement les habitants des quartiers populaires et participent à leur stigmatisation ».
Après la révolte qui a suivi la mort de Nahel en 2023, la première ministre de l’époque, Élisabeth Borne, avait annoncé le recrutement de mille éducateurs sociaux-sportifs et la création de centres de santé. Mais, sur le terrain, peu de choses ont changé. « C’est du vent, tranche Landry Ngang. Quand on retire du budget à la politique sportive, ou qu’on taille dans l’éducation, on sait très bien que ce sont les quartiers populaires qui paient l’addition. »
Ce mépris gouvernemental n’est pas nouveau pour lui. En 2018, Jean-Louis Borloo, ancien ministre de la Ville, avait remis au président Emmanuel Macron un rapport ambitieux intitulé « Vivre ensemble, vivre en grand ». Il y proposait 19 programmes pour revitaliser les quartiers populaires : cités éducatives, développement de l’apprentissage, accompagnement entrepreneurial, transformation urbaine, etc. Un véritable plan d’action pour rétablir l’équité territoriale. Mais ce rapport, pourtant commandé par l’exécutif, a été enterré sans suite.
Dans un monde idéal, la politique de la ville n’existerait pas.
L. Ngang
Depuis, la politique de la ville semble orpheline de toute vision d’ensemble. Dans les ministères, les portefeuilles dédiés sont laissés vacants pendant des mois, les comités interministériels à la ville sont reportés sans cesse. « Depuis l’enterrement du rapport Borloo, les quartiers populaires ont disparu de l’agenda politique. Supprimer l’ONPV aujourd’hui, c’est acter un double abandon : celui de la stratégie, et
celui de la connaissance », regrette Renaud Epstein.
« Casser le thermomètre»
L’effacement de l’ONPV va de pair avec un affaiblissement plus général des services publics dans les zones prioritaires. Claire Lejeune le constate dans sa propre circonscription : « Le département vient d’annoncer qu’il coupe les financements aux clubs de prévention, alors que c’est là que les besoins sont les plus criants. » Dans ces territoires, la disparition progressive des structures de proximité comme les bureaux de poste, les services sociaux et les centres de loisirs entretiennent un sentiment d’abandon profond, selon elle.
Landry Ngang résume ainsi la situation : « La politique de la ville vise à corriger les inégalités structurelles présentes dans les quartiers populaires. Dans un monde idéal, elle n’existerait pas, parce que les ministères de l’Éducation, du Logement ou de la Santé auraient les moyens de répondre aux besoins. Mais puisque ce n’est pas le cas, on a besoin de cette politique. Et pour l’orienter, on a besoin d’outils. »
D’après lui, supprimer l’observatoire revient à « casser le thermomètre » : « On fait comme si le problème n’existait plus ». Pour lui, cette mesure s’inscrit dans une série de décisions qui, depuis 2017, ont fragilisé la politique de la ville. « Depuis des années, les attaques sont répétées, discrètes, mais réelles, contre tout ce qui pouvait aider à la réduction des inégalités dans les quartiers populaires. » Sans diagnostic, il n’y a ni remède ni politique publique pertinente.
L’ONPV est un outil discret, mais indispensable. Le geste politique de le supprimer revient à se bander les yeux pour ne pas voir la fracture. Car il ne s’agit pas simplement d’une mesure d’ajustement administratif pour celles et ceux qui maîtrisent le sujet. Cette suppression marque la poursuite d’une politique de repli. Une politique qui, au lieu de réparer les injustices territoriales, préfère ne plus les mesurer.
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