Cannes : « Dans nos boulots, rémunérer le travail ne va pas de soi »

Le collectif Sous les écrans la dèche s’est créé pour défendre les conditions de travail des mains invisibles du Festival de Cannes, qui témoignent ici de leurs difficultés par la voix de deux d’entre eux.

• 21 mai 2025
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Cannes : « Dans nos boulots, rémunérer le travail ne va pas de soi »
© Euronewsweek Media / Unsplash

Derrière les images du Festival de Cannes qui font le tour du monde, des mains invisibles participent à la bonne tenue de ce rendez-vous annuel du cinéma, ou d’autres moins pailletés. Le collectif Sous les écrans la dèche s’est créé pour défendre les conditions de travail de ces personnes, qui témoignent ici de leurs difficultés par la voix de deux d’entre eux. 


Au sein du collectif Sous les écrans la dèche sont représentés les dizaines de métiers grâce auxquels les festivals de cinéma existent en France. Depuis sa création en 2020, le collectif alerte sur la dégradation des conditions d’exercice de nos professions, qui ne nous permettent pas de vivre et travailler dignement : contrats courts et irréguliers entrecoupés de périodes non travaillées, ribambelle de statuts précaires. Nous témoignons ici, l’un et l’autre, de notre expérience.

Hugo : « Il est 8 heures du matin, le lendemain du jour de clôture de l’édition 2024 du Festival de Cannes. Pour mon stagiaire et moi, il est temps de rentrer. Nous sommes épuisés d’avoir porté du matériel pendant vingt et une heures. Un jour entier plus une nuit à courir pour démonter les installations mises en place une semaine avant, et à peine un instant pour manger. Le festival est fini mais, le lendemain, les salles de cinéma qui l’accueillaient reprendront leur activité normale. On n’a pas le temps. Vingt et une heures payées sept (les heures sup ne comptent pas) au taux horaire de 11,65 euros. Mon stagiaire aura droit à 30,45 euros pour la journée.

Ce festival a de l’argent. Assez pour payer champagne et petits fours à des invité·es du monde entier.

Pourtant, ce festival a de l’argent. Assez pour payer champagne et petits fours à des invité·es du monde entier. Mais, le secteur s’étant développé sur le modèle associatif et bénévole, rémunérer le travail ne va pas de soi. Qu’importe mon expérience ou la centaine d’heures supplémentaires accumulées ces deux derniers mois.

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Le lendemain, quand je ferai état à ma direction des risques, en particulier physiques, de cette situation, on me parlera d’investir dans des équipements de sécurité, sans s’attarder sur l’amplitude horaire de nos journées de travail. La semaine suivante, lors de mon bilan individuel, je ravalerai ma colère : dans un secteur où tout est réseau, on ne veut pas se fâcher. Pour l’année suivante, j’ai réclamé un salaire de 2 400 euros brut (le minimum conventionnel attaché à mon poste étant fixé à 2 222 euros). J’ai été remplacé. »


Anna : « À deux mois du festival, la nuit tombe dans mon salon. Depuis le matin, j’ai vu quatorze films du monde entier sur mon écran plat – un outil de travail acquis avec mon budget personnel pour amoindrir la fatigue de l’exercice. Naviguer dans cette myriade de langues et d’univers artistiques avec la même exigence requiert une attention aiguë. Je rédige un avis argumenté sur les choix de chaque cinéaste pour justifier la place du film, ou pas, dans une programmation définie selon des critères éditoriaux précis. Je puise dans ma cinéphilie ; surtout, j’utilise les ressources d’analyse et les connaissances du marché contemporain acquises via mes études et dix ans d’expérience.

On dira que c’est valorisant. C’est aussi un travail, une tâche inscrite dans un processus de production de richesses. Est-ce valorisé ? 10 euros par film qui durent entre 20 et 59 minutes ; 12 euros par lot de 4 films de moins de 20 minutes. Une somme sèche car facturée au régime des artistes-auteurs. Elle n’ouvre ni continuité de revenus ni droits à l’assurance-chômage ou aux congés payés.

Faut-il accepter de vivre au rabais avec la précarité pour seul horizon ?

Quant aux congés maladie ou maternité, les sommes, calculées sur la base des déclarations à l’Urssaf et donc des revenus, sont dérisoires ici. Faut-il accepter de vivre au rabais avec la précarité pour seul horizon ? Ou renoncer à ce métier si on ne peut pas compter sur un capital matériel acquis par l’héritage ? Sur les écrans du festival se succéderont les œuvres sélectionnées. Bon nombre ont vocation à dénoncer des situations sociales insupportables. 

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Pour contrecarrer ces abus, le collectif revendique l’intégration de nos métiers au régime de l’intermittence. Celui-ci représente la seule solution cohérente pour pallier la discontinuité de revenus des travailleur·ses, et une première étape pour sortir de la précarité. En 2024, à la suite de notre mobilisation au Festival de Cannes, l’État s’engageait à ce que, pour l’édition 2025, nous ayons tous·tes accès à ce régime. Mais après un an de négociations, et alors que toutes les organisations syndicales et patronales ont approuvé la proposition, le Medef refuse catégoriquement que soit actualisée l’annexe 8 du code de l’assurance-chômage, ultime condition pour que le recours à l’intermittence soit possible.

Aussi le collectif a-t-il appelé à reprendre la mobilisation à Cannes. Car, à l’heure où des discours démagogiques et des budgets d’austérité mettent en péril la liberté artistique et l’action culturelle, défendre la culture et ses valeurs, c’est aussi défendre et protéger ses travailleur·ses. »

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