Frères Dardenne : « Il fallait beaucoup de douceur dans les mouvements de caméra »

Les frères Dardenne se renouvellent avec Jeunes mères, présenté en compétition à Cannes et sortant en salles simultanément.

Christophe Kantcheff  • 21 mai 2025 abonné·es
Frères Dardenne : « Il fallait beaucoup de douceur dans les mouvements de caméra »
Jean-Pierre et Luc Dardenne signent un film tourné vers l’espoir.
© JAMES ARTHUR GEKIERE / BELGA MAG via AFP

Jeunes mères / Jean-Pierre et Luc Dardenne / 1 h 45.

Jean-Pierre et Luc Dardenne sont de retour en compétition à Cannes, après Tori et Lokita (2022). Si les frères cinéastes restent fidèles à une thématique bien ancrée dans la réalité, les jeunes mères, la plupart encore adolescentes, et notamment les relations qu’elles entretiennent ou non avec leurs propres mères, ils signent un film de facture nouvelle et tourné vers l’espoir. Rencontre.

À chacun de vos films correspond une forme particulière. Le filmage des nuques et des dos pour Rosetta ou Le Fils, l’ellipse pour Le Silence de Lorna, le road-movie pour Deux jours, une nuit… Dans Jeunes Mères, la figure de style récurrente est le panoramique, qui accompagne les héroïnes dans leurs mouvements.

Luc Dardenne : Nous avons surtout utilisé le panoramique pour les rencontres, par exemple entre Jessica et sa mère, Jessica passant par ailleurs une grande partie du film à la chercher ou à la suivre. Dans les chambres des bébés aussi. Quand la caméra passe du visage de Julie et qu’on descend sur le bébé qui dort. Quand Perla prend dans ses bras le petit, on accompagne lentement ses gestes. Ce qui nous a guidés, c’est qu’il fallait beaucoup de douceur dans les mouvements de caméra. La caméra prend davantage le temps que dans nos films précédents. Nous filmons quelque chose de fragile, de délicat, qui est le lien entre une jeune femme et son enfant, ou qui est l’enfant lui-même dont il faut prendre soin…

Nous avions l’idée que chacune des jeunes mères trouve une porte de sortie, même si cela reste précaire.

L.D.

Jean-Pierre Dardenne : Je ne me souviens pas que nous nous soyons dit : pour ce film, nous allons faire des panoramiques. Quand nous écrivions le scénario et au moment des répétitions, nous avions le sentiment que nous allions filmer la fragilité de la vie, et cette fragilité devait être vivante. D’où les panoramiques et les plans fixes. En outre, nous n’avons jamais filmé autant de bébés. Il y en a dans presque tous les plans. La place des bébés est un véritable enjeu de mise en scène. En outre, dans les cadres où une fille est seule avec son bébé, il y a souvent de la place pour la personne qu’elle cherche et qu’elle rencontre parfois.

L. D. : Nous avions la volonté d’être simples. Nous nous sommes rendu compte que nous compliquions trop à l’écriture. Nous avons donc fait machine arrière par rapport à la construction de plans trop élaborés.

Vous avez par le passé parlé de la crainte de vous répéter. Or, Jeunes Mères écarte totalement ce risque. Où, avec ce film, avez-vous le sentiment de vous être le plus renouvelés ?

L. D. : À l’origine, nous avions une histoire à deux personnages : une jeune mère, le personnage principal, vivait dans une maison maternelle – nous n’en avions pas encore visité, nous ne savions pas exactement ce qu’il s’y passait, ce qu’il s’y disait. Cette jeune fille rencontrait un garçon qui, lui, bénéficiait d’un appartement de semi-autonomie dans un institut psychiatrique. Et par l’intermédiaire de celui-ci, la fille reprenait contact avec son enfant. Mais cette histoire ressemblait à certaines de celles que nous avions déjà racontées.

Pour nous documenter, nous nous sommes rendus à trois ou quatre reprises dans une maison maternelle située à proximité de Liège – c’est celle où nous avons tourné. C’est alors que l’idée est venue de raconter plusieurs histoires dans le même film. C’est ça, notre grande nouveauté. Nous avions la crainte, en particulier, d’écrire un scénario trop construit. Mais nous nous sommes libérés de ça, grâce à un film, La Rue de la honte, de Mizoguchi, que nous aimons beaucoup tous les deux. Nous avons écrit cinq histoires indépendantes – dont celle de Naïma, qui a finalement été réduite à une seule scène.

Nous avions aussi l’idée que chacune des jeunes mères trouve une porte de sortie, même si cela reste précaire. Souvent, dans la réalité, elles sont tellement désillusionnées qu’elles craquent, délaissent leur enfant et se retrouvent à la rue. Notre film précédent, Tori et Lokita, avait une fin terrible, avec l’assassinat de Lokita par la mafia : nous aspirions à autre chose.

Les jugements sévères que la société pourrait émettre à l’encontre de ces jeunes mères restent hors champ.

L. D. : À une exception : la mère d’Ariane porte un jugement, qui pourrait être aussi celui de la société, en lui disant qu’abandonner son enfant est dégueulasse. Or le service d’aide à la jeunesse a informé la maison maternelle que le domicile de cette mère n’est pas un lieu sécure pour un bébé à cause de la violence qui y règne, de l’alcoolisme… Pour Ariane, c’est difficile. Elle va faire ce que sa mère réprouve, et en même temps elle ne veut pas la trahir, elle lui dit qu’elle n’a pas honte de sa pauvreté.

Dans les histoires qu’on nous a racontées, les pères, quels qu’ils soient, comptent très peu.

J.-P. D.

J.-P. D. : Ariane veut casser la chaîne de reproduction de la pauvreté, des carences affectives. Ariane, qui a 15 ans et demi, doit transgresser le jugement émis par sa mère. Qui elle-même est perdue : on ne peut avoir que de l’empathie pour elle. On l’a entendue confier ceci : « J’ai cru faire mieux que ma mère et je n’y suis pas arrivée. »

À part Dylan, resté près de Julie, vous ne filmez pas les pères des bébés, ils sont absents. Les pères des jeunes mères ne sont pas là non plus.

J.-P. D. Dans les histoires qu’on nous a racontées, les pères, quels qu’ils soient, comptent très peu. Ou alors ce sont des pères qui, comme le beau-père de Julie dans le film, ont été des agresseurs sexuels. La mère de Julie n’a pas cru sa fille et c’est pourquoi Julie a coupé tous les liens familiaux. Quant au garçon, Robin, qui laisse Perla et leur enfant, c’est un gamin qui ne sait pas très bien où il en est. C’est la raison pour laquelle nous ne le stigmatisons pas. Nous avions prévu une scène que nous n’avons pas gardée, parce qu’elle ne s’intégrait pas dans le rythme général, entre Perla et la mère de Robin, celle-ci lui disant : « C’est terrible que je t’avoue cela, mais tu ne dois pas lui faire confiance. Il n’y a que la drogue qui l’intéresse. »

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L. D. Nous aurions pu mettre dans le film un type de « père » dont la directrice de la maison maternelle nous a parlé. Il s’agit de garçons, paumés, qui viennent voir leur copine à la maison maternelle – ils ne sont pas forcément les pères des bébés –, mais ce faisant, en prenant le bébé dans leur bras, ils tiennent un rôle, ils se sentent exister.

En France, le planning familial connaît des baisses de crédits, ses missions sont remises en cause. Qu’en est-il en Belgique avec les maisons maternelles, dont on voit le rôle essentiel et protecteur ?

J.-P. D. : Aujourd’hui, les maisons maternelles sont un service public qui fonctionne encore bien. Même si elles réclament à juste titre davantage de moyens. Elles sont d’ailleurs obligées d’avoir recours à des partenariats avec le privé. Mais l’emploi à l’heure actuelle n’y est pas menacé. Sans doute ces maisons ne sont-elles pas suffisamment nombreuses. Mais notre système de sécurité sociale n’a pas l’air autant en danger que le vôtre.

N’y a-t-il pas des politiques qui jettent le discrédit sur ces maisons, qui jugent par exemple qu’elles ne servent qu’à déresponsabiliser les jeunes filles, etc. ?

L. D. : Ça commence, malheureusement. Mais l’histoire politique de la Belgique fait que ces services publics tiennent encore. ­Marcel Mauss a beaucoup écrit sur la Belgique dans ses Écrits politiques. Il a bien montré comment la social-démocratie chez nous s’est appuyée sur quatre piliers : le Parti socialiste, les mutuelles, les coopératives et les syndicats – le taux de syndicalisation y est encore de 50 % ! Cela a créé des liens qui ont perduré.

Nous allons nous aussi connaître des temps difficiles, il va falloir se mobiliser.

Il n’y a plus de magasins coopératifs, mais le lien parti-mutuelles-syndicats est resté. En outre, c’est un modèle que le parti social-chrétien a copié. Par conséquent, lorsqu’un gouvernement voulait toucher à un acquis social, la levée de boucliers était rapide et forte. Mais le parti chrétien a rejoint la majorité de droite. Les coupes budgétaires, affectant notamment les services publics, sont d’actualité. Jusqu’à présent, les services publics, dont les maisons maternelles, ont tenu, mais nous allons nous aussi connaître des temps difficiles, il va falloir se mobiliser.


La chronique quotidienne cannoise de Christophe Kantcheff est à retrouver ici.


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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes