« Un simple accident », de Jafar Panahi (Compétition)
La vengeance est-elle une voie de réparation ? C’est une des questions au cœur du nouveau film du cinéaste iranien, enfin présent à Cannes.

© Jafar Panahi
Un simple accident / Jafar Panahi / 1 h 42 / Sortie : 10 septembre.
Jafar Panahi, enfin, sur les marches du Palais ! Combien de films du réalisateur alors en prison ou empêché de sortir de son pays ont été présentés à Cannes avec, lors de la projection officielle au Grand théâtre Lumière, un fauteuil vide symboliquement dédié au cinéaste ! Aujourd’hui, il est là, heureux d’être parmi nous, accueilli lors de son entrée dans la salle par des applaudissements nourris saluant un grand cinéaste et un homme courageux.
On se souvient de la grève de la faim qu’il entreprit en 2023 au bout de plusieurs mois de détention arbitraire (la deuxième, après celle de 2010). Elle s’était soldée par une remise en liberté. Jafar Panahi a alors repris le cours de sa vie, chez lui, en Iran, excluant de s’exiler. Depuis, les interdictions de filmer et de voyager qui pesaient sur lui ont été levées. Et pourtant, c’est de la même façon que les précédents, clandestinement, que le cinéaste a tourné son nouveau film, Un simple accident, présenté en compétition. Il est aisé de comprendre pourquoi. Son scénario n’avait aucune chance de franchir la barrière de la censure (1).
Malgré les circonstances de réalisation et le propos du film, tous les membres de l’équipe ont souhaité apparaître nommément au générique. La marque d’un courage partagé avec le cinéaste.
Le hasard – un accident de voiture – fait que Vahid (Vahid Mobasserie) se retrouve en présence du sadique tortionnaire auquel il était soumis quand il croupissait en prison après avoir manifesté pour de meilleures conditions de vie. Pour Vahid, Eghbal (Ebrahim Azizi) est reconnaissable entre tous : doté d’une jambe de bois, il émet un léger grincement à chaque pas – un son qui permet de jouer sur le hors champ, la première fois que Vahid le reconnaît, la caméra est sur le visage de celui-ci, qui se décompose.
En deux temps trois mouvements, ce petit homme souffreteux va kidnapper Eghbal pour le rayer de la carte des vivants. Mais au dernier moment un doute le saisit : est-ce bien lui, est-ce bien son bourreau ? Afin d’en avoir le cœur net, il s’adresse à d’autres de ses victimes pour leur demander de le reconnaître.
Lors de son second séjour en prison, Jafar Panahi a côtoyé nombre de détenus avec lesquels il a beaucoup échangé, explique le cinéaste dans le dossier de presse. C’est avant tout pour eux qu’il a réalisé Un simple accident. Quelques-uns des sévices qui lui ont été rapportés sont ceux que les personnages du film, Shiva (Maryam Afshari), Golrokh (Hadis Pakbaten), ou Marié (Majid Panahi) ont subis, de même que Vahid, surnommé « La cruche » tant il se tient fréquemment les reins de douleur.
Doute
Les séquelles psychiques sont cependant les plus lourdes. Golrokh, en robe de mariée au moment où Vahid est venu à sa rencontre – ce qui offre un décalage visuel abyssal entre son présent et le passé qui la hante – raconte comment, un jour, on lui a passé une corde autour du cou en lui faisant croire qu’elle serait pendue sur le champ et qu’ainsi, elle a attendu la mort minute après minute pendant des heures.
Comment apaiser cette souffrance destructrice ? La vengeance est-elle une voie de réparation ? Que faire alors qu’Eghbal est un zélé serviteur d’un régime féroce et autoritaire, dont aucun acte de justice n’est à attendre ? Ces questions au cœur du film finissent par diviser les personnages dont les répliques et les pérégrinations – avec le van de Vahid où est tenu pieds et poings liés leur présumé bourreau – alternent le tragique, la trivialité et un certain comique. Ils s’opposent sur ce qu’il convient de décider. Pas de quartier, dit l’un, cette ordure nous a détruits. Hors de question d’employer les mêmes méthodes que lui, répond un autre.
La clandestinité du tournage induit des contraintes que le cinéaste utilise avec une aisance et une maestria exemplaires.
Même si le fossé qui sépare un bourreau de sa victime reste la plus grande différence qui sépare un humain d’un autre humain – il n’existe pas de monstre –, le film suggère ce qui fait humanité : le doute. Le doute qui suspend Vahid dans son geste meurtrier. Le doute qui saisit le reste du groupe des ex-victimes sur la marche à suivre. Le film prend là une dimension philosophique, sans lourdeur aucune car de plain-pied dans la fiction, à l’instar d’En attendant Godot, furtivement cité, aux résonances métaphysiques.
Le spectateur lui aussi s’interroge. Eghbal a-t-il bien l’ethos d’une brute sanguinaire ? On l’a vu affecté au tout début du film, dans l’accident de voiture inaugural, parce qu’il a percuté mortellement un chien. Malice de Jafar Panahi. L’incarnation du Mal n’est pas incompatible avec l’amour des animaux, les exemples historiques ne manquent pas…
La clandestinité du tournage induit des contraintes que le cinéaste utilise avec une aisance et une maestria exemplaires. Cependant, il n’avait pas montré d’aussi fortes intentions formelles depuis Ceci n’est pas un film (2011), qu’il avait tourné intégralement chez lui.
Ainsi, Un simple accident s’achève sur un plan séquence de presque dix minutes, la caméra restant fixement sur Eghbal, toujours attaché, répondant aux injonctions de Vahid hors champ, puis de Shiva, qui, elle, entre dans l’image. Ce moment extraordinaire va mener Eghbal sur les chemins de la confession et du reniement, comme s’il était à son tour sous le joug d’une torture psychique. Ce plan séquence est peut-être le plus juste retour des choses que le cinéma puisse opposer à la barbarie. Ce plan séquence est une affaire de morale, que Jafar Panahi offre comme le plus bel acte de résistance.
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