Fatima Ouassak, reine des « pirates »
Écologiste, féministe, antiraciste, anticapitaliste, antispéciste… L’essayiste est tout ça à la fois sans faire de priorité. Portrait de celle qui dépoussière et irrigue le paysage militant et intellectuel à gauche.
dans l’hebdo N° 1862 Acheter ce numéro

© Maxime Sirvins
Quatre jours avant la rencontre pour ce portrait, Aboubakar Cissé a été sauvagement assassiné dans une mosquée du Gard, parce qu’il était musulman. On s’attend à une Fatima Ouassak ostensiblement en colère voire accablée, harassée. Erreur. Elle est dans l’action et raccroche tout juste après une vive discussion pour l’organisation de la marche contre l’islamophobie du 11 mai.
Au-delà de la tragédie, elle souligne le versant politique : les autorités et la droite parlent d’islamophobie . « Il y a encore quelques années, celles et ceux qui utilisaient ce mot étaient diabolisés. La bataille culturelle avance, même si ça ne se traduit pas encore dans le champ intellectuel, en particulier le livre et les enjeux politiques autour notamment de l’université. » Fatima Ouassak compte y remédier, à sa façon, en dirigeant une nouvelle collection aux éditions Les liens qui libèrent : « Écologies de la libération » (1).
Premier livre collectif Terres et Liberté : Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, Norman Ajari, Omar Alsoumi, Myriam Bahaffou, Amzat Boukari-Yabara, Arturo Escobar, Malcolm Ferdinand, Maya Mihindou, Shela Sheikh, Nadia Yala Kisukidi, le collectif Vietnam Dioxine et l’association A4.
Pour elle, l’écologie populaire n’est pas une expression de communication creuse, ni le discours porté sur les habitants des quartiers populaires qui seraient écolos sans le savoir car pauvres. C’est clairement lié aux problématiques du chlordécone, à la Palestine, aux luttes contre les violences policières, à la dignité, à la liberté de circulation. « L’écologie est vraiment l’outil de libération auquel je crois », glisse-t-elle. Il est donc évident de donner la parole – la plume – à des penseurs, activistes, artistes et poètes de l’écologie décoloniale.
Son curseur pour jauger les acquis et les victoires obtenues se place en 2004-2005. Elle a vu la déferlante autour de la loi sur le port du voile dans les écoles. À l’époque, la plupart des féministes ne voyaient le voile que comme un outil de domination. Elle rejoint le mouvement des Indigènes de la République de 2005 à 2011, pour s’engager dans la lutte antiraciste « mais en essayant d’apporter une dimension féministe ».
Une étiquette « d’indigéniste », de « communautariste » qui lui colle encore à la peau. « On a gagné des choses : on a un féminisme intersectionnel puissant, une génération qui lie écologie et antiracisme sans concession… Il y a vingt ans, si tu utilisais le mot “Blanc” comme grille de lecture de la société, tu étais accusée d’être séparatiste. »
Nouer et étoffer les liens
Sur le terrain, elle ne cesse de tisser des liens, même si cela semble à contre-courant. En 2020, elle a œuvré pour la Marche liant la génération Adama et la génération climat à Beaumont-sur-Oise, avec comme mot d’ordre commun : « On veut respirer ». Elle a vu « l’horizon commun » entre les gilets jaunes et les quartiers populaires, quitte à « mettre un peu d’eau dans son Coca » sur certains sujets.
Ces livres sont des points d’appuis stratégiques pour faire passer des idées et des pratiques.
R. Toulouse
Et, malgré les attaques, elle ne lâche rien. En 2016, elle demande une alternative végétarienne à la cantine de la maternelle de sa fille : elle est aussitôt soupçonnée d’être une islamiste qui avance masquée. L’année suivante, elle cofonde Front de mères, le premier syndicat de parents d’élèves dans les quartiers populaires. En 2021, l’ouverture de la maison d’écologie populaire de Bagnolet, Verdragon, par Front de mères et Alternatiba, a déclenché une campagne raciste et islamophobe dans les médias d’extrême droite, mais les projets en son sein perdurent.
Écrire des livres lui donne le temps et l’espace pour développer sa pensée. « Ses livres s’inscrivent dans une démarche militante plus large. Ce sont comme des points d’appuis stratégiques pour faire passer des idées et des pratiques. Elle a cherché à toucher un public plus large, à légitimer ses positions militantes et je pense que c’est conscient de sa part », analyse Rémy Toulouse, qui a édité les essais La Puissance des mères et Pour une écologie pirate à La Découverte. Un début de consensus ?
Pourtant, ses écrits ne perdent rien de sa radicalité, au contraire. Elle réhabilite et politise des figures, des voix oubliées, méprisées, comme les mères, les enfants, les musulmans mais aussi la créature – non genrée – du dragon et des concepts qu’elle met à sa sauce : la piraterie, la ruse, ou encore le rapport et le retour à la terre qu’elle refuse de laisser à l’extrême droite. Elle clarifie la pensée de gauche, et crée de nouveaux imaginaires.
Un regard anticolonial
Ces derniers mois, elle a publié deux récits avec des enfants arabes comme héros et héroïnes. Le roman Rue du passage pourrait même être considéré comme un écrit d’historienne du présent, attachée à révéler l’histoire des populations d’immigré·es en France dans les années 1980.
Comme Ali s’apparente à un conte philosophique qui questionne la dimension coloniale pesant sur les enfants. Pour Élise Thiébaut, journaliste et autrice féministe (notamment pour la rubrique de Politis, Intersections), qui a édité Comme Ali, Fatima Ouassak donne une leçon de politique. « Son propos est universel et dépasse la question des quartiers populaires. Elle remet de l’affect en politique, elle n’est pas hors-sol car elle pense et agit à partir du vécu et des réalités des gens. Et elle n’est pas dans l’accaparement du pouvoir : à Front de mères, elle a su passer le relais. »
Fatima Ouassak ne se réclame pas d’une filiation de tels penseurs ou activistes. Même si elle cite souvent André Gorz pour son « entrée en écologie politique », car elle adhère à son propos central sur la possibilité d’une libération par la sortie du capitalisme, elle pointe l’absence de réflexion sur l’anticolonialisme et l’internationalisme. Elle s’abreuve de rencontres – hommage à Habib, du Mouvement des travailleurs arabes qui avait milité pour une alternative végétarienne dans les années 1990 – et de lectures : le manga One Piece, le travail de la philosophe féministe argentine María Lugones…
J’ai grandi avec l’idée que notre libération est d’abord anticoloniale.
F. Ouassak
La question palestinienne est aussi dans son ADN politique et philosophique. D’ailleurs, le deuxième livre de sa collection, publié en octobre prochain, Enfant de Palestine, sera signé par Omar Alsoumi, paysan et cofondateur du collectif Urgence Palestine – que le gouvernement souhaite dissoudre. Issue du peuple Amazigh marocain, la partie berbère du Maroc, et originaire du Rif, Fatima Ouassak dit en plaisantant qu’elle n’est pas « vraiment arabe, si on voulait être objectif ».
Pourtant, son arabité est évidente, et est intimement lié à la Palestine. « Je suis arabe car je soutiens la cause palestinienne, c’est une identité politique profonde. J’ai grandi avec l’idée que notre libération, je pense par exemple à la guerre du Rif, est d’abord anticoloniale, et qu’elle se prolonge aujourd’hui avec la cause palestinienne », explique-t-elle.
Aucune esquive possible : il faut choisir son camp et prendre en compte l’ensemble de l’histoire anticoloniale. Autant de pierres qu’elle a apposées pour fissurer les préjugés, que ce soit auprès des habitants des quartiers populaires, des figures politiques de gauche et, plus largement, du peuple de gauche. Elle ne veut qu’une chose : du dialogue, du débat et de la controverse.
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