Portugal : comment l’extrême droite a imposé ses thèmes

Chercheuse à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lisbonne, Sofia Serra-Silva analyse les raisons de la montée de l’extrême droite et de l’effondrement de la gauche au Portugal, qui n’est plus une exception à la droitisation de la politique européenne.

Pablo Castaño  • 19 mai 2025 abonné·es
Portugal : comment l’extrême droite a imposé ses thèmes
Sofia Serra-Silva, chercheuse à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lisbonne.
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La coalition conservatrice du Premier ministre Luís Montenegro est arrivé en tête des élections législatives tenues au Portugal le 18 mai dernier, convoquées de façon anticipée en raison de soupçons d’irrégularités liées à l’implication de Montenegro dans une entreprise familiale.

Ces élections ont également marqué la montée spectaculaire du parti d’extrême droite Chega ! (« Ça suffit ! », en français), qui a obtenu près de 23 % des voix, pratiquement à égalité avec le Parti socialiste. De leur côté, le Parti communiste et Bloco de Esquerda (Bloc de gauche, en français) n’ont pas dépassé les 5 % des voix à eux deux.

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Sofia Serra-Silva, chercheuse à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lisbonne, estime que les autres partis « ne savent pas comment faire face » à l’extrême droite. Elle analyse les raisons de la montée de l’extrême droite et de l’effondrement de la gauche au Portugal, qui n’est plus une exception à la droitisation de la politique européenne.

Le premier ministre Luís Montenegro a été contraint de convoquer des élections après seulement un an au pouvoir. Quel bilan tirez-vous de son gouvernement ?

Sofia Serra-Silva : Il y a deux grands domaines dans lesquels le gouvernement n’a pas apporté de solutions : le logement et la santé. Selon les sondages, le logement est l’un des principaux problèmes pour les Portugais. Cela reste un problème majeur au Portugal, et certaines études montrent que les mesures prises par le gouvernement ont aggravé la situation, provoquant une hausse des prix. C’est le cas, par exemple, des politiques de soutien à l’achat et d’accès au crédit pour les jeunes.

Tout indique que l’affaire impliquant le premier ministre a eu peu ou aucun impact auprès de son électorat.

Un autre domaine dans lequel le bilan est également négatif, c’est la santé. En 2024, Montenegro avait promis de garantir un médecin de famille pour tous d’ici 2025, mais il n’y est pas parvenu. En outre, plusieurs services d’urgence hospitaliers ont été fermés et de nombreuses polémiques ont éclaté autour de la ministre de la Santé. En particulier, elle a ignoré une grève du personnel des urgences, n’a pas pris de précautions, et le résultat a été fatal [une enquête est en cours sur le lien entre le manque de personnel pour répondre aux appels d’urgence et 11 décès, N.D.L.R.].

Quels ont été les principaux thèmes de la campagne électorale ?

Le logement et la santé, ainsi que la légitimité de Montenegro et l’immigration, car Chega ! s’est fortement concentré sur ce sujet, et le gouvernement a tenté de faire certaines choses différentes qui ont suscité beaucoup de débats. Je pense notamment à plusieurs opérations policières menées fin 2024 dans le quartier de Martim Moniz à Lisbonne [des descentes au cours desquelles des dizaines de personnes migrantes ont été fouillées, N.D.L.R.], qui ont provoqué une grande controverse, une division entre les partis, et des manifestations. Le gouvernement a tenté de montrer qu’il agissait face à la perception croissante de l’insécurité au Portugal.

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Comment expliquez-vous la victoire de Montenegro ?

Tout indique que l’affaire impliquant le Premier ministre a eu peu ou aucun impact auprès de son électorat. La littérature en science politique a montré que les soupçons de conduite éthiquement douteuse – voire de corruption – tendent à avoir des effets électoraux limités. Cet effet est particulièrement faible lorsque l’économie se porte bien, ce qui est le cas du Portugal sur le plan macroéconomique.

Le Bloco de Esquerda a obtenu 1,8 % des voix et le Parti communiste 2,7 %. Comment expliquer la fragilité de ces partis de gauche ?

Les partis de gauche et sociaux-démocrates connaissent de grandes difficultés, pas seulement au Portugal. Dans le cas des partis communistes, beaucoup ont disparu. Le Parti communiste portugais (PCP) peut être considéré comme résilient car, bien qu’il soit resté orthodoxe et n’ait pas changé son programme, il a réussi à subsister, mais il est confronté à un défi majeur.

Si l’on observe qui vote pour lui, on peut comprendre le présent et l’avenir. Le Parti communiste n’arrive pas à mobiliser l’électorat jeune. Son avenir électoral dépend de sa capacité à gagner du terrain dans des contextes où il a historiquement moins réussi. Le PCP reçoit principalement des votes de travailleurs industriels et agricoles, d’un électorat syndiqué, et de personnes avec un faible niveau d’éducation formelle.

Les autres partis ne savent pas comment répondre à Chega ! dans l’espace médiatique.

Ce groupe représentait déjà une part importante de son électorat dans le passé. Le problème, c’est que ces groupes diminuent dans la société portugaise, en raison de la tertiarisation, de l’élévation du niveau d’éducation et du recul de la syndicalisation. Il est donc impératif que le parti évolue, afin que son résultat électoral ne diminue pas au même rythme que ses bases traditionnelles.

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Et le Bloco de Esquerda ?

Le Bloco de Esquerda est différent. Son électorat est plus jeune, plus éduqué, et ne décline pas dans la société. Le Bloco a fait appel à trois de ses fondateurs, qui ont été des têtes de liste dans des circonscriptions où ils ont de bons résultats, mais qu’ils n’ont pas remportées récemment. C’est la même stratégie qu’a utilisée Die Linke en Allemagne. Le défi commun du Parti communiste et du Bloco est la croissance électorale, mais leurs chemins sont différents.

Chega ! a obtenu près de 23 % des voix, alors qu’il est relativement nouveau. Comment expliquer sa rapide progression ?

Chega ! a totalement réussi à imposer ses thèmes dans le débat public portugais. Les autres partis ne savent pas comment lui faire face, ni sur le fond ni sur la forme : ils ne savent pas comment lui répondre dans l’espace médiatique.

Chega ! dispose d’un journal distribué à travers tout le pays, centré sur l’immigration.

Comment ont-ils réussi à faire de l’immigration un sujet central dans le débat politique ?

Le nombre de migrants a augmenté au Portugal, ce qui a donné à une partie de la population l’impression que le pays applique une politique de portes ouvertes. Dans certains cas, il s’agit de migrations dont les valeurs, les coutumes et les croyances religieuses sont très différentes de celles des Portugais. Chega ! a utilisé tout ce contexte pour renforcer sa rhétorique anti-immigration.

Le parti dispose d’un journal distribué à travers tout le pays, centré sur cette thématique. En 2024, il a également organisé plusieurs manifestations contre une immigration qu’il juge incontrôlée. Ces manifestations sont peu suivies, mais elles parviennent à s’imposer dans les médias et à faire parler.

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Chega ! a aussi présenté plusieurs propositions à l’Assemblée de la République : la création d’une unité des étrangers et des frontières au sein de la Police de sécurité publique (PSP), un référendum sur l’immigration, des propositions de politique de quotas… Le parti a ainsi réussi à rendre visible la question migratoire.

Le PS a perdu près de 5 points depuis 2024. Où sont passés leurs électeurs ?

Ces élections semblent avoir confirmé la migration d’une partie de son électorat vers Chega !. En 2024, nous avons constaté une proportion significative d’électeurs affirmant avoir voté pour Chega !, alors qu’ils avaient voté pour le PS en 2022. Ces électeurs tendent à être plus jeunes, expriment des opinions plus négatives sur l’immigration et sont motivés par des préoccupations économiques. Ils soutiennent l’État-providence, mais de manière ethnocentrée ou chauvine – c’est-à-dire qu’ils défendent la protection sociale, mais avec la perception que les immigrés et d’autres « groupes extérieurs » abusent indûment de ce système.

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