Portugal : le spectre de l’extrême droite

Au sein de la droite, en tête des sondages pour les législatives du 10 mars, certains ténors envisagent une alliance avec le parti populiste Chega, en progression fulgurante, pour gouverner le pays.

Kenza Soares El Sayed  • 6 mars 2024 abonné·es
Portugal : le spectre de l’extrême droite
Un panneau électoral de Luís Montenegro, de l’Alliance démocratique, à Lisbonne, le 25 février.
© Patricia de Melo Moreira / AFP

Mise à jour le 13 mars 2024

Le Portugal ne fait plus exception en Europe. Cinquante ans après la révolution des Œillets, qui avait mis fin à la dictature salazariste, le parti d’extrême droite Chega (« Ça suffit ! ») apparaît comme le grand bénéficiaire des législatives du 10 mars : avec 18,1 % des voix (+ 11 points en deux ans) et 48 sièges sur 230. Avec 29,5 %, l’Alliance démocratique (centre droit) devance le PS (28,7 %, – 13 points) mais aucune de ces deux formations ne peut disposer d’une majorité.


Première publication le 6 mars 2024

« Nous avons besoin d’un pays ouvert à l’immigration, mais attention : nous avons aussi besoin d’un pays sûr. Aujourd’hui, les gens ne se sentent pas en sécurité, en raison du manque de priorité donnée à ces questions. » Ce discours, reprenant un amalgame désormais courant entre immigration et criminalité, aurait pu être tiré du programme électoral d’un parti d’extrême droite. Mais prononcés par l’ancien Premier ministre portugais (2011-2015) et ténor de la droite, Pedro Passos Coelho, lors d’un meeting le lundi 26 février, ces mots ont suscité un tollé.

En campagne dans l’Algarve pour soutenir Luís Montenegro, le candidat de la coalition de centre droit Alliance démocratique aux législatives du 10 mars, Pedro Passos Coelho, dont le nom reste frappé du sceau de l’austérité et de l’intervention de la Troïka (2011-2014), n’a pas hésité à s’aventurer sur une thématique jusqu’ici exclusivement brandie par l’extrême droite. En tête avec 33 % d’intentions de vote, devant le Parti socialiste et son candidat Pedro Nuno Santos (27 %), la droite espère en effet revenir au pouvoir après en avoir été chassée il y a huit ans.

Mais, à eux seuls, tous les partis de droite modérée n’atteignent que 39 % des intentions de vote – autant que l’ensemble des formations de gauche réunies. Pas assez pour s’assurer une victoire ni la possibilité de diriger le pays de manière stable pendant quatre ans.

Calculs politiques à droite

Certains conservateurs envisagent ainsi, en coulisse, un accord avec l’extrême droite, incarnée par le parti Chega (15 % à 20 % selon les sondages). « Pedro Passos Coelho sait bien qu’il n’existe pas un problème d’insécurité au Portugal, et il sait aussi que la criminalité n’a pas augmenté avec l’immigration », s’est offusquée au lendemain de ses déclarations une éditorialiste de Público, Carmo Afonso, dans les colonnes du journal. Mais, « en faisant cela, il prépare le terrain à une alliance avec l’extrême droite ».

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Créé en 2019, Chega (littéralement, Assez !) est parvenu en quelques années à s’imposer dans le panorama politique portugais, jusqu’à en devenir la troisième force. Comptant douze députés élus en 2022 (sur un Parlement de 230 sièges), la formation pourrait voir son nombre de sièges doubler ou tripler, signifiant un retour en force de l’extrême droite au Portugal. Et ce, alors que le pays est encore marqué par le souvenir de la dictature salazariste (1933-1974), dont il célèbre cette année la chute il y a cinquante ans, au moment de la révolution des Œillets.

Pourtant, c’est aussi à Lisbonne qu’a eu lieu, en novembre 2023, le congrès d’Identité et Démocratie, groupe politique du Parlement européen auquel sont affiliés le Rassemblement national et le parti Alternative pour l’Allemagne, partenaires de Chega, qui espère élire quatre députés lors des européennes de juin.

Le phénomène Ventura

Au Portugal, c’est dans la figure médiatique d’André Ventura que s’est réincarné le spectre du populisme d’extrême droite. Avocat de formation, le fondateur de Chega s’est en réalité fait connaître sur les plateaux de télévision lorsqu’il était commentateur de football, entre 2014 et 2020. De l’esprit du stade, le supporter du Benfica Lisbonne a gardé un ton incisif, qu’il emploie désormais pour fustiger la gauche, l’immigration et le « système », captant le vote protestataire.

« L’électorat de Chega est hétérogène, mais sa base sociale principale se compose des classes moyennes et populaires des milieux ruraux ou périphériques. Des personnes qui vivent de leur travail mais ne s’en sortent pas, et qui développent un ressentiment à l’égard de ceux qui bénéficient d’aides sociales et une méfiance envers la classe politique», analyse André Freire, politologue à l’Institut universitaire de Lisbonne (ISCTE). Surfant sur ce malaise, André Ventura a fait de la lutte contre l’« assistanat » et l’immigration un marqueur de son identité politique.

En 2017, alors qu’il est militant du Parti social-démocrate (PSD, droite traditionnelle), il se présente pour la première fois à une élection et parvient à se faire élire conseiller municipal d’une commune populaire de la banlieue de Lisbonne, en menant une campagne violente contre la communauté tsigane locale, qu’il accuse de vivre des aides de l’État. Il démissionne un an plus tard pour fonder son propre parti, Chega, présenté comme « libéral, nationaliste et conservateur », en vue des législatives de 2019, à la suite desquelles il devient le premier député d’extrême droite au Parlement depuis 1974.

Depuis, André Ventura enchaîne les polémiques politiques. L’ancien commentateur sportif a ainsi été viré de sa chaîne en 2020 pour avoir proposé un confinement exclusif des personnes de la communauté gitane. Il se fera également remarquer par des propositions chocs telles que la castration des pédophiles ou la fin des subventions aux associations luttant contre les violences faites aux femmes, accusées de « perpétuer l’idéologie du genre ».

Chega incarne un discours de nostalgie envers le système ­colonial portugais.

F. Rosas

Selon Fernando Rosas, historien et auteur de diverses publications sur les fascismes en Europe, « Chega représente le vote “Dieu, Patrie, Famille”. Certes, il ne fait pas de référence directe au fascisme – la Constitution le lui interdit –, mais il incarne un discours de nostalgie envers le système ­colonial portugais ».

L’un des idéologues du parti est d’ailleurs un ancien membre du Mouvement démocratique de libération du Portugal (MDLP), groupe terroriste soupçonné d’avoir mené, dans la foulée de la révolution des Œillets, une série d’attentats parfois mortels contre la gauche. Aujourd’hui encore, certains des membres de Chega sont connus pour des violences et du trafic d’armes, et pour leur liaison avec des mouvements néonazis et skinheads.

Bénéficiaires de la crise politique

Cherchant à normaliser son parti, André Ventura tente néanmoins d’en masquer les taches brunes. Sa formation est l’une des principales bénéficiaires de la crise ouverte par la démission, en novembre 2023, de l’ancien Premier ministre socialiste António Costa, sur fond d’une affaire de trafic d’influence. En 2015, alors que la droite était arrivée en tête des législatives, mais sans majorité, les socialistes prenaient le pouvoir au bénéfice d’un accord parlementaire inédit avec le Bloc de gauche et le Parti communiste pour barrer la route à la droite. Ils s’y sont maintenus huit ans, parvenant à se faire réélire seuls en 2019.

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L’alliance de gauche s’est traduite par une vraie respiration sociale, alors que la politique d’austérité menée après la violente crise de 2008 s’était caractérisée par les privatisations, les réformes du code du travail et le désinvestissement dans les services publics. Sans pour autant démanteler l’ensemble des mesures structurelles précédentes, « la période [des gouvernements de gauche] a vu des hausses considérables d’indicateurs tels que la satisfaction à l’égard de la démocratie et la confiance dans les institutions politiques » chez les électeurs, indique José Santana Pereira, professeur de science politique à l’ISCTE.

L’alliance de gauche s’est traduite par une vraie respiration sociale.

Mais, en parallèle, la crise des services publics a continué de s’approfondir. Celle du logement aussi, résultat de la politique d’incitation fiscale envers les investisseurs étrangers menée par les socialistes. Le prix de l’immobilier a ainsi augmenté de 95 % en moyenne nationale entre 2010 et 2023. Selon un sondage Eurobaromètre réalisé à la fin de l’année dernière, les Portugais sont très préoccupés par l’augmentation du coût de la vie due à l’inflation, ainsi que par la santé, l’éducation et le logement, « des secteurs qui ont constamment présenté des crises ces derniers temps au Portugal »,  rappelle José Santana Pereira.

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Dans un récent sondage mené par l’ICS/ISCTE, 71 % des Portugais estiment que « le pays ne va pas dans la bonne direction » et espèrent un changement. C’est particulièrement vrai chez les jeunes : en 2023, la propension à voter pour des partis de la droite radicale comme Chega était ainsi plus forte chez les électeurs moins âgés que chez leurs aînés. Bruno, programmateur informatique âgé de 28 ans, explique s’être encarté fin 2023 pour « prendre ses responsabilités ».

« Beaucoup de jeunes ne voient pas de sens à leur existence. C’est à cause de ce discours qui nous incite à nous reposer continuellement sur l’État. Il nous retire notre capacité d’action. Moi, je n’en attends rien, pas même en matière de services publics. Ce n’est pas son rôle. » Le résultat du 10 mars est cependant très incertain : 18 % des électeurs ne savaient toujours pas, à une semaine du scrutin, pour qui voter. « Les indécis peuvent en changer l’issue, mais ils ne feront leur choix qu’au dernier moment. Nous entrons dans une grande période d’instabilité », analyse l’historien Fernando Rosas.

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