Et si on parlait de la mort ?
Comment aborder la fin de vie, a fortiori la sienne ? Pour libérer la parole sur ce tabou, de plus en plus de cafés organisent des discussions ouvertes sur le sujet. Comme à La Madeleine, où vient de se tenir la onzième rencontre de la coopérative funéraire de Lille.
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© Élise Leclercq
Café mortel. Ou plutôt, en ce mardi soir de mai, apéro mortel. « Ça pourrait faire un beau cercueil ça », lance Luc à peine arrivé en tâtant la table en bois massif. L’homme d’un certain âge découvre le concept. Comme quinze autres personnes, il vient participer à cet apéro entre inconnu·es afin de discuter d’un thème : la mort.
L’endroit est convivial, dans l’antre d’un caviste de la métropole lilloise. Du vin dans les verres, surtout de la bière, en réalité, lumière tamisée et bouteilles en décoration. Séverine Masurel, organisatrice et conseillère funéraire, rappelle les règles en préambule : « Il est permis de rire, de pleurer, de ne pas parler… La seule condition est de ne pas juger. » Elle et sa collègue en organisent régulièrement depuis un an, après avoir lancé la coopérative funéraire de Lille en 2022.
Il est 19 heures. Des petits groupes de quatre ou cinq personnes se forment. Aucune modération, il faut se lancer. Sur la table, une liste de questions pour amorcer une première discussion : « Pourquoi êtes-vous venus ? » est la plus récurrente, celle que tout le monde se pose. Maryse est très à l’aise sur le sujet. C’est la cinquième fois qu’elle assiste à ce genre d’événement. La mamie rock, chignon bleu sur la tête, est fascinée par la mort, « fan » même. « Je fais du clown depuis peu et du théâtre, j’adore jouer la morte. »
Profits, manque d’accompagnement, perte de sens, peu écologiques… De nombreuses critiques émergent autour des rites mortuaires. Depuis plusieurs années, les coopératives funéraires deviennent une alternative aux pompes funèbres, qui ont longtemps détenu le monopole. Nées au Canada, elles sont aujourd’hui plus d’une dizaine en France. La première a vu le jour à Nantes en 2016. Les coopératives funéraires ont la spécificité de penser leur modèle économique sur un forfait d’accompagnement, comme à Rennes, où il s’établit à 1 200 euros. Leurs propositions sont également plus écologiques : par exemple, les soins de conservation utilisant du formol, étant très polluants, sont déconseillés. Les coopératives prennent aussi « le temps d’accompagner les familles dans la dimension symbolique des funérailles, explique Noémie Robert, ce temps dédié à l’accompagnement et à la préparation de la cérémonie est l’une de leurs spécificités ».
Marie-Paule, accoudée près de Maryse, vient plutôt pour s’informer sur les rites funéraires. Pour sa propre cérémonie, tout est prêt depuis vingt ans, « pour les enfants, explique-t-elle, car ça n’est pas toujours simple de choisir ». Des idées sont lancées à la volée. Faire la fête pour son enterrement ? Maryse y est favorable.
« Mais ça ne vous fait pas peur ? » demande en riant Luc, pour qui les blagues semblent être un moyen de masquer son inconfort. Il l’assume : pour lui, la mort est un tabou. Sa femme n’a pas voulu venir ce soir. Et emmener ses enfants ? « Encore pire ! Je ne vais pas leur faire ça. » Maryse rétorque d’un ton sec : « Mais vous allez mourir ! » « Ça, c’est vous qui le dites », plaisante Luc.
Des rires et des larmes
Sur les quinze personnes présentes, deux tiers sont des femmes, plutôt âgées. Mais quelques plus jeunes sont aussi venus, comme Solène et son mari. Les deux expliquent être en désaccord. Lui ne veut pas écrire ses volontés post-mortem : « Si je suis mort, je suis mort ! » Elle y tient pour éviter tout risque de conflit et soulager les proches. Elle pense beaucoup à la mort : « Et si je mourais demain ? »
Les anecdotes s’enchaînent. Certaines provoquent le rire. D’autres, plus intimes, font rougir les yeux. Marie-Josaine raconte son histoire, sa relation avec la mort, qu’elle juge « très forte ». Elle a 82 ans, porte un collier de perles et sourit continuellement. « Déjà, je suis née sous les bombes », commence-t-elle. Puis, elle enchaîne, un peu plus hésitante. Elle a perdu son deuxième enfant lors de l’accouchement qui a failli lui coûté la vie à elle aussi. Son mari s’est suicidé.
Quand j’ai perdu mon enfant, j’ai vraiment regardé la mort en face. Et après plusieurs mois, je suis repartie dans la vie.
Marie-Josaine
Quelques années après, son fils également. Plus personne ne sait quoi dire. Mais y a-t-il forcément quelque chose à répondre ? Elle continue : « Quand j’ai perdu mon enfant, j’ai vraiment regardé la mort en face. Et après plusieurs mois, je suis repartie dans la vie. Il faut que je sois dans le combat. » « Une rescapée », lâche une autre participante. Alors Marie-Josaine ajoute en souriant : « Peut-être qu’un jour je tomberai d’un seul coup ! »
Auprès de toutes et tous, elle confie que c’est la première fois qu’elle en parle et remercie l’audience de son écoute attentive. L’épreuve du deuil, beaucoup l’ont traversée ici. Marie-Paule a perdu son père, mort à 54 ans. Elle n’a pas pu lui dire au revoir et culpabilise de ne pas avoir été là. Solène également a perdu ses parents lorsqu’elle était jeune. Son père était atteint d’une maladie. Elle se souvient que ses sentiments étaient partagés entre tristesse et soulagement. Des échanges de regards traversent la pièce, comme un lien qui se crée en une fraction de seconde. Tout le monde comprend.
De son sac à main en cuir, Marie-Josaine sort une fiche plastifiée. Dessus, surlignées en jaune fluo, ses volontés : « sédation profonde et continue ». Le thème de la fin de vie revient régulièrement dans les discussions. « Vous avez vu, c’est en train de changer, là ! », lâche quelqu’un dans la salle. Une proposition de loi est en effet actuellement discutée à l’Assemblée nationale sur « l’aide active à mourir ». Les conversations se transforment en débat.
Certain·es affichent une position très arrêtée sur la question, comme Maryse, qui est depuis peu dans l’association Le Choix, « pour choisir de mourir dignement », dit-elle. De son côté, Luc raconte avoir mal vécu la décision de son frère de ne plus vouloir vivre. Ce dernier étant malade, il aurait demandé à recevoir une aide à mourir à un médecin. Une pratique interdite aujourd’hui en France. « Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, en tout cas ils ont accéléré sa mort. Aujourd’hui, ça se fait en catimini. Désormais, on veut officialiser la chose, ce qui va la rendre finalement plus compliquée, avec des abus possibles », ajoute-t-il.
Pourtant, si les idées divergent, l’objectif n’est pas de convaincre mais d’écouter. Marie-Josaine raconte qu’elle a accompagné un ami en fin de vie. « On a passé la nuit à attendre qu’il meure. Il me répétait : “Qu’est-ce que c’est dur de mourir.” J’étais tétanisée. » Pour d’autres, aborder sa propre fin de vie et donc sa mort est compliqué. C’est d’ailleurs paradoxalement le cas de Séverine Masurel, fondatrice de la coopérative funéraire à l’initiative de l’événement : « Ça m’angoisse au possible, je refuse de mourir. »
Le manque d’informations
À la fin des échanges, il est déjà 21 heures. Séverine reprend une dernière fois la parole pour une séance d’informations pratiques sous forme de questions-réponses. Les mains se lèvent et les interventions fusent : « Peut-on prendre un cercueil en carton et des poignées en cordages pour que ce soit plus écologique ? » ; « Saviez-vous qu’il est possible d’apporter son propre contenant comme urne pour y mettre les cendres ? Une fois, pour leur mère, les enfants avaient pris une marmite car elle adorait faire à manger » ; « La dispersion des cendres est autorisée en France ! »
Franchement, je serai tentée de revenir.
Aurélie
Les participant·es acquiescent, sourient, s’esclaffent. Aurélie est l’une des plus jeunes. Elle est doula, c’est-à-dire qu’elle accompagne des femmes enceintes et qui, parfois, traversent un deuil périnatal. Encore plus taboue, la perte d’un enfant est un impensé. Elle est venue par curiosité et ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de monde. Les cafés mortels existent pourtant depuis 2004. Ils ont été inventés en Suisse par Bernard Crettaz, sociologue, et sa femme, Yvonne Preiswerk.
En France, ils se multiplient aujourd’hui sous des formes très diverses : causeries mortelles se rapprochant de l’éducation populaire, conférences suivies de discussions, apéros thématiques, cafés mortels féministes… Selon Noémie Robert, elle aussi organisatrice de tels événements, c’est « un outil puissant » qui émerge notamment depuis le covid-19, « où la mort était omniprésente ». De plus en plus de coopératives funéraires sont créées afin d’apporter d’autres manières de penser la mort, d’accompagner les familles et de proposer des cérémonies plus écologiques et sociales. « Il n’y a pas de prise en charge collective et sociétale des funérailles civiles, ni de sécurité sociale de la mort ! », lance-t-elle.
Pour ce qui est du café mortel, l’idée n’est pas d’apporter une réponse thérapeutique, mais d’apprendre à parler de la mort et à la (re)penser, car c’est une « question de société », selon elle. Si des dérives sont possibles, comme des cafés organisés à des fins commerciales, ou si le format peut ne pas convenir à certaines personnes, notamment fragiles, Aurélie ressort, elle, le sourire aux lèvres : « Franchement, je serai tentée de revenir. »
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