Au Caire, l’accueil hostile réservé aux réfugiés gazaouis

Depuis mars 2024, le point de passage de Rafah est fermé et les Gazaouis ne peuvent plus sortir de l’enclave, pourtant bombardée quotidiennement par l’armée israélienne. Avant cela, plus de 110 000 Palestiniens avaient réussi à franchir la frontière pour fuir la guerre. Ils doivent se réinventer une vie.

Édith Bouvier  • 18 juin 2025 abonné·es
Au Caire, l’accueil hostile réservé aux réfugiés gazaouis
Ola, Adel et leurs jumeaux sont arrivés en Égypte au printemps 2024, après plus d’un an sous les bombardements israéliens à Gaza.
© Virginie Nguyen Hoang/HL/HUMA

Dina regarde son fils jouer avec des petites voitures en plastique. Le minuscule salon tient aussi lieu de chambre pour cette famille. « Mustapha n’avait que 10 mois quand on est partis. L’idée était d’emmener ma belle-mère soigner son cancer ici et de rentrer chez nous quelques semaines plus tard. Mais il y a eu le 7 Octobre et on est restés coincés ici. On vit ou plutôt on survit, avec le frère et la sœur de mon mari, dans ce tout petit appartement. » Elle montre les sacs empilés, les fils électriques qui pendent et l’espace si réduit. Dans la cuisine, les cafards défilent sur le mur.

Dina rince des assiettes sous un mince filet d’eau et attrape un bol de riz posé dans le couloir. « On venait d’acheter une jolie maison à Gaza près de la mer. J’avais commandé les meubles. On avait tout pour être heureux. » Son mari baisse la tête, un profond sentiment de tristesse dans les yeux. Dina essuie une larme et regarde encore son fils jouer à côté d’elle. « On attend juste que la guerre s’arrête pour rentrer chez nous. » La phrase sonne comme une mélodie qu’on se répète pour se rassurer. Comme les autres Palestiniens en exil, Dina a la clé de sa maison cachée dans un sac et elle vit dans l’attente de ce retour qu’elle sait, au fond d’elle, impossible.

Une présence illégale mais tolérée

En Égypte, seuls les Gazaouis qui ont un travail peuvent obtenir un titre de résidence. Et ceux qui ne l’ont pas ne peuvent pas travailler. Un cercle vicieux. La plupart des Gazaouis n’ont pas de titre de résidence et n’ont pas accès aux mêmes services que les familles égyptiennes. Leur présence est donc illégale mais tolérée par les autorités.

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« J’essaie de me persuader que c’est mieux d’être là, que mon fils au moins peut grandir sans connaître la peur des bombardements, la faim, la mort. Mais je passe mes journées à attendre un message de mes parents ou de mon frère pour savoir s’ils sont toujours en vie. Je sais que pour eux, sans internet ni électricité depuis plusieurs jours, c’est encore plus dur. Il faut que mon frère monte sur le toit de la maison pour m’envoyer un message, quand il y arrive. Et là-haut, il n’est pas en sécurité. Les drones israéliens peuvent le cibler. » En attendant ce précieux message, Dina sort peu de chez elle et regarde en boucle les infos sur son téléphone. La vie est suspendue à l’horreur de l’autre côté du mur de Rafah.

Certains ont plus de chance. C’est le cas d’Adel et de son épouse, Ola. Ils vivent avec leurs deux enfants dans un joli appartement près de l’aéroport du Caire. « On est bien ici, c’est vrai. Mais si vous aviez vu notre maison à Gaza ! On venait juste de finir les travaux», décrit Adel, journaliste. Tous espèrent rentrer rapidement chez eux. Mais, en attendant, il faut que les enfants continuent d’étudier. « On les a inscrits dans une école privée à côté de la maison, mais ils n’ont pas le droit de passer les examens. Alors ils ont aussi des professeurs particuliers pour suivre les cours avec les écoles en Palestine. En ce moment, ils n’ont pas classe, car internet et l’électricité ont été coupés à Gaza », raconte Ola. Tous veulent garder le lien, via les proches et l’éducation, avec la Palestine.

Rêver d’un avenir, mais lequel ?

Dans un quartier plus à l’est de la capitale, Jenan fait réviser son frère et sa petite sœur. Pour Majd, l’enjeu est de taille : il passe l’équivalent du baccalauréat. « C’est une année cruciale pour lui, il faut qu’il obtienne de bonnes notes pour pouvoir s’inscrire à l’université de son choix. » Mais, là encore, tout se fait à distance. Depuis l’intensification des bombardements sur Gaza et le blocage d’internet, Jenan assure les cours. Ce matin, c’est géographie et étude des ressources minières de la Palestine. Majd écoute sa grande sœur relire la leçon et griffonner sur une carte. « Là, on trouve du phosphate, là de l’uranium… » Elle le regarde et sourit dans un soupir. «La Palestine est tellement riche. »

La jeune femme est arrivée fin septembre 2023 au Caire pour une formation de dentiste. Diplômée depuis plusieurs années, elle venait d’ouvrir son cabinet à Gaza et continuait à se perfectionner. Les cours ont été annulés et Jenan est restée coincée toute seule. Trois mois plus tard, sa mère et trois de ses frères et sœur ont pu la rejoindre. Pour cela, ils ont dû payer 5 000 dollars chacun à la compagnie égyptienne Hala pour les frais de coordination.

On vit au jour le jour, on ne sait pas jusqu’à quand on pourra tenir.

Hana

« Mon mari avait une usine à Gaza, on avait de l’argent. Mais elle a été bombardée dans les premiers jours du conflit et j’ai dû vendre tous mes bijoux pour payer le voyage et la vie ici. À notre arrivée, le propriétaire de notre appartement a presque doublé le loyer quand il a compris que nous étions gazaouis. On vit au jour le jour, on ne sait pas jusqu’à quand on pourra tenir », -s’inquiète Hana, la mère de famille. Son mari est coincé à Gaza avec son autre fille. « Il a besoin de toute urgence de soins pour son diabète et d’une opération du cœur. Il est sur liste d’attente pour sortir, alors on attend. On n’a rien d’autre à faire de toute façon », soupire encore Hana.

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Pendant que Majd étudie, Jenan va retrouver sa petite sœur de 9 ans, Kenzi. Pour elle, ce matin, c’est mathématique et exercices de calcul. « Je suis beaucoup plus à l’aise dans les matières scientifiques, donc cela m’arrange », raconte Jenan en surveillant son frère qui travaille à côté. « Pendant qu’ils étudient, ils ne pensent pas à la guerre à Gaza. Ils pensent à leur avenir, ils se projettent dans des études là-bas. On vit un moment suspendu et on n’arrive pas à se réjouir d’avoir échappé à la guerre. Tout est toujours là-bas pour nous. À distance pour l’instant, mais un jour, nous serons chez nous », ajoute encore la jeune femme.

De brefs moments comme chez soi

Jenan sort de la maison une fois par semaine pour aller travailler. C’est la seule de la famille qui a trouvé du travail. Ce n’est pas suffisant pour nourrir tout le monde, mais au moins elle continue à pratiquer son métier. Dina, elle, n’a pas cette chance. Prof d’anglais dans une petite école, elle a tenté de donner des cours au Caire, mais les frais de transport étaient trop importants comparés au salaire. « J’essaie de trouver du travail ici, mais j’avoue que j’ai peur à chaque fois que je sors dans la rue. Quand les gens reconnaissent mon accent palestinien, ils me parlent mal. Parfois, ils augmentent les prix dans les magasins. Je ne me sens vraiment pas en sécurité. »

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Alors cette femme si active avant la guerre se terre aujourd’hui chez elle. Les rares fois où elle se force à sortir c’est pour accompagner sa belle-mère à l’hôpital. « Dès que je présente mon passeport et que les médecins comprennent qu’on n’a pas le titre de résident, ils augmentent le prix du traitement. On a dû renoncer plusieurs fois à acheter les médicaments. Je la regarde mourir à petit feu et j’espère que quelqu’un prend soin de ma maman là-bas à Gaza. » Elle essuie une larme et reprend. « J’ai l’impression de l’abandonner, je ne peux pas m’autoriser à vivre en sachant dans quelles conditions mes proches survivent. Je suis là, mais mon cœur est encore à Gaza. »

Je suis là, mais mon cœur est encore à Gaza.

Dina

Quand ils le peuvent, de nombreux Gazaouis se rejoignent dans le quartier de Nasr City pour manger au restaurant Hay Al-Rimal. « C’était le nom de mon quartier », déclare en souriant Dina, alors qu’elle consulte le menu. Le patron possédait déjà un restaurant à Gaza. Quand il a fui au début de la guerre, il en a ouvert un nouveau ici. Deux hommes s’installent et commandent des sandwiches. Ils sont servis dans un papier aux motifs du célèbre keffieh palestinien. Kassem sourit. « On a besoin de ces moments “comme chez nous” pour continuer à exister ».

Quelques tables plus loin, deux femmes s’installent avec deux enfants. Tous se sont apprêtés pour l’occasion. Warda tente de faire manger le plus jeune, qui n’arrête pas de jouer. « À Gaza, on allait souvent dans ce restaurant car il était situé à côté d’un hôpital. Ici, ce n’est pas aussi bon que là-bas,mais ça fait quand même du bien. » Son fils achète des paquets de gâteaux aux dattes. Installée avec plusieurs familles dans un même logement, Warda n’a pas la possibilité de cuisiner. « Un jour, on rentrera chez nous, on rentrera tous », répète encore une fois Dina.

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