Taxer les riches : la gauche unie face à l’Himalaya parlementaire
Pendant des mois, les écolos ont porté, avec toute la gauche, la taxe « Zucman ». Mais ils se sont heurtés à deux gouvernements et à la droite. Désormais, la gauche doit s’en remettre à l’opinion publique.

© Maxime Sirvins
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Super-Zucman, l’économiste qui veut rétablir la justice fiscale Taxe Zucman : une évidence qui commence enfin à s’imposerEn politique, le temps s’accélère parfois. Et une idée d’un économiste peut soudainement jaillir dans le débat. Ce 12 juin, les sénateurs discutent d’un impôt plancher pour mettre à contribution les grandes fortunes, ces ultra-riches dont le patrimoine dépasse 100 millions d’euros. Son nom ? Taxe « Zucman », du nom de son inspirateur, l’économiste Gabriel Zucman.
Cet impôt permettrait d’instaurer une contribution minimum de 2 % sur les personnes détenant un patrimoine d’au moins 100 millions d’euros, ce qui rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros par an. Le débat à la Chambre haute n’a rien d’anodin. C’est l’aboutissement d’un combat idéologique et politique mené depuis des mois, voire des années.
Retour en juin 2023. Une étude conduite par l’Institut des politiques publiques (IPP) met en avant une donnée jusque-là mal connue : les plus grandes fortunes de France ne payent que 2 % d’impôt sur leur revenu. En effet, ces ultrariches, au lieu de toucher des dividendes, placent leur patrimoine dans des holdings, ce qui permet à ces milliardaires d’être moins imposés. Cette stratégie d’optimisation est tout à fait légale.
Un an plus tard, la présidence brésilienne du G20 commande un rapport à Gabriel Zucman, spécialiste de l’évasion fiscale des ultrariches, récompensé par la très prestigieuse médaille John Bates Clark et ancien conseiller de Bernie Sanders. Le document, d’une cinquantaine de pages, préconise l’instauration d’un impôt de 2 % sur le patrimoine des milliardaires. La France y est d’abord favorable. Mais les actes ne suivront jamais, le gouvernement se cachant derrière la nécessité, selon lui, que cet impôt soit mondial, et non national.
Face à Bercy
Depuis, la gauche ne rate aucune occasion de porter le sujet. Lors des débats budgétaires de l’hiver dernier, le Nouveau Front populaire (NFP) enchaîne les victoires. Socialistes, insoumis, écologistes et communistes font voter une pérennisation de la hausse de la contribution exceptionnelle sur les plus hauts revenus, une taxe de 10 % sur les dividendes des entreprises du CAC 40 et… une taxe « Zucman ». Mais c’est une victoire pour rien : Michel Barnier déclenchera le 49.3 pour balayer d’un revers de main toutes ces mesures.
À l’Assemblée, les députées Clémentine Autain et Eva Sas, qui siègent au sein du groupe Écologiste et social, consultent des économistes, dont Zucman, et déposent une proposition de loi le 7 janvier. En parallèle, les écolos tentent de remettre le sujet dans le cœur du réacteur des décisions économiques : Bercy.
Alors que François Bayrou peine à percevoir les chemins de sa survie, il invite les émissaires verts à trouver des compromis avec son gouvernement. La secrétaire nationale du parti, Marine Tondelier, la patronne des députés, Cyrielle Chatelain, la députée Eva Sas ainsi que les sénateurs Mélanie Vogel, Thomas Dossus et Ghislaine Senée font face au ministre de l’Économie, Éric Lombard, et à la ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin.
Cette promesse, on l’a entendue plusieurs fois et rien n’a jamais été fait.
Durant les discussions, les deux membres de l’exécutif ne ferment pas la porte à une taxation des plus riches. La piste d’un taux de 0,5 % est envisagée. « Amélie de Montchalin et Eric Lombard nous ont dit qu’ils voulaient plus de justice fiscale, raconte un écolo. Cette promesse, on l’a entendue plusieurs fois et rien n’a jamais été fait. On leur a dit : “Vous nous dites que vous voulez taxer les plus riches. Mais regardez les propositions déjà sur la table.” Nous avions déjà notre texte. Ils ne l’ont pas repris. » Les espoirs s’éteignent.
Combat unitaire
Mais les écolos ne se résignent pas. Ils décident, quelques semaines plus tard, de porter ce texte dans leur journée d’initiative parlementaire, leur « niche », ces 24 heures où un groupe politique a la main sur l’ordre du jour à la Chambre basse. Et au bout de la nuit du 20 février, ils finissent par tordre le bras à la droite, au bloc central et au gouvernement. Le texte est adopté par 116 voix contre 39. Et il doit être transmis au Sénat.
« L’immunité fiscale des milliardaires, c’est terminé », lâche Eva Sas à la sortie du vote. Le lendemain sur son blog, Clémentine Autain prend la plume : « Quand le NFP est uni et mobilisé sur l’essentiel, il peut gagner, écrit la députée. La confrontation avec le RN se joue dans l’opposition entre leur obsession identitaire et notre passion de l’égalité : la justice fiscale en est un terrain potentiellement porteur pour le camp de l’émancipation. »
Ce n’est pas faux. Car la gauche a fait de cette question un combat unitaire. En commission des Finances le 12 février, toutes les chapelles du NFP défendent le texte. « Nous devrions tous trouver insupportable le chantage au départ récemment effectué par quelques-unes de ces personnes qui échappent largement à l’impôt si la moindre taxe nouvelle leur était appliquée », grince Éric Coquerel, le président insoumis de la commission des Finances. « À ce niveau de patrimoine, il ne s’agit pas que de villas et de yachts : il s’agit d’une fortune financière. Que le Rassemblement national se rassure, Montretout [manoir appartenant à la famille Le Pen, N.D.L.R.] ne sera pas taxé ! », lâche le communiste Nicolas Sansu.
Au Sénat, c’est un peu la même histoire. Encore une fois, les écolos profitent de leur niche le 12 juin pour débattre de la proposition. Et encore une fois, la gauche fait front. Mais le combat est plus délicat : les rapports de force à la Chambre haute sont très défavorables à la gauche. La droite sénatoriale, particulièrement hostile à cette mesure, doit très logiquement s’imposer.
Emmanuel Capus, le vice-président Horizons de la commission des Finances, siégeant au sein du groupe Les Indépendants, République et territoires (Lirt), se dresse contre ce texte. Dans le rapport qu’il rend le 4 juin, il considère que cet impôt entraînerait un exil fiscal important, dissuaderait les investisseurs, déstabiliserait l’actionnariat et serait inconstitutionnel puisque, d’après le sénateur, cette imposition serait de caractère « confiscatoire ».
Arguer de la possibilité d’un exil fiscal me pose problème. D’une certaine façon, c’est admettre que l’on ne fait plus nation !
C. Raynal
En commission le 4 juin, toute la gauche lui répond en chœur. Le communiste Pascal Savoldelli lance : « Je veux rappeler que les risques d’inconstitutionnalité invoqués par le rapporteur étaient déjà ceux avancés en 2010 au sujet de l’impôt de solidarité sur la fortune. Or l’ISF a été constitutionnalisé, monsieur le rapporteur. » Le président socialiste de la commission des Finances, Claude Raynal, abonde : « Arguer de la possibilité d’un exil fiscal me pose problème. D’une certaine façon, c’est admettre que l’on ne fait plus nation ! »
La gauche a bien tenté de convaincre des sénateurs. Seules quelques figures centristes, à l’image de Nathalie Goulet, spécialiste des questions fiscales, et une part importante du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), proche du Parti radical de gauche, se sont convertis à la cause. Seulement, la gauche doit reconnaître la réalité : ses trois groupes ne font pas le poids. « On se fait peu d’illusion sur le destin de ce texte, mais c’est une première bataille », confie le sénateur écolo Thomas Dossus, à la veille des débats.
Mobilisation dans l’opinion
La suite se joue déjà en dehors du palais du Luxembourg. Car la société civile s’est emparée de la question. « On ne gagne pas toujours la guerre dès la première bataille, avance la députée Eva Sas. D’abord, il y a une bataille au Sénat. Et ensuite, la mobilisation populaire et citoyenne va continuer. » Le 12 mai, Attac, Oxfam France et 350.org ont lancé une pétition signée par plus de 40 000 personnes. De son côté, la militante écolo au 570 000 abonnés sur Instagram Camille Étienne s’est mobilisée sur les réseaux sociaux. Objectif : faire signer au plus grand nombre de maires du pays une charte de soutien à cette taxe. Un moyen de lancer la machine.
Le 6 juin devant le Conseil métropolitain de Bordeaux, Pierre Hurmic, édile de cette préfecture de Gironde, a tenté de convaincre l’assemblée d’une centaine d’élus locaux. « La transition, on ne la fera que si on a des moyens supplémentaires. Et ces moyens supplémentaires, il ne faut pas tout le temps les prendre dans la même poche », plaide-t-il. Dans une tribune publiée dans le Nouvel obs le 10 juin, une cinquantaine de maires, dont Benoît Payan, édile de Marseille, Johanna Rolland, de Nantes, Grégory Doucet, de Lyon, Arnaud Deslandes, de Lille, s’expriment en faveur de cette mesure qui « redonne du sens à l’égalité devant l’impôt, un des principes fondateurs de notre République ».
Ça bouge dans les rangs des soutiens au gouvernement, ils comprennent que leur position est difficilement tenable.
G. Senée
Le lendemain dans Libération, ce sont plus de 200 élus, conseillers municipaux, députés, sénateurs ou maires, qui prennent la plume pour défendre cette contribution, « seule garante d’un contrat social solide et partagé ». « Ça bouge dans les rangs des soutiens au gouvernement, ils comprennent que leur position est difficilement tenable, affirme la sénatrice écolo Ghislaine Senée. Dans les départements, les maires envoient des courriers aux sénateurs en disant que les collectivités ont besoin d’argent. Au fur et à mesure, on arrivera à faire bouger les choses. »
Sur la constitutionnalisation de l’IVG, la société civile s’est mobilisée et les lignes ont bougé au Sénat. Rien n’est impossible.
T. Dossus
Ces initiatives permettent à la gauche d’anticiper. Car si le rejet hautement probable de ce texte au Sénat ne met pas un terme à la navette parlementaire, il est possible qu’une commission mixte paritaire soit convoquée par le gouvernement ou, encore moins plausible, par les deux présidents du Parlement, Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher. Néanmoins, un autre chemin reste envisageable : l’intégration de cet impôt sous la forme d’un amendement dans le prochain projet de loi de finances, qui devrait être débattu à l’automne.
Mais là encore, le gouvernement pourrait ressortir le 49.3. La ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin, n’est pas du tout une ardente défenseure de cette taxe Zucman. Pour le prochain budget, elle préférerait plutôt diminuer le nombre de fonctionnaires ou supprimer une soixantaine de niches fiscales. « Le gouvernement sent bien qu’il doit répondre à une demande de l’opinion, avance Ghislaine Senée. À Bercy, Amélie de Montchalin nous a expliqué qu’elle travaillait sur un dispositif concernant des niches fiscales sans nous dire les tenants et les aboutissants. Mais on est loin des 20 milliards. C’est inaudible. »
La gauche pense déjà à demain. L’écolo Thomas Dossus lance : « On a déjà mené des combats difficiles. Sur la constitutionnalisation de l’IVG, la société civile s’est mobilisée et les lignes ont bougé au Sénat. Rien n’est impossible. »
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