Avoir moins de 20 ans dans la bande de Gaza
Plus de 50 000 personnes au sein du territoire enclavé ont été tuées ou blessées par l’armée israélienne depuis le 7-Octobre. Mais le sort des survivants doit aussi alerter. Privée d’éducation, piégée dans un siège total au cœur d’une terre dévastée, toute la jeunesse grandit sans protection, sans espoir.
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© Shrouq Aila
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À Gaza, « les enfants sont en train d’être exterminés » En France, la nouvelle vie des enfants de Gaza « Nous avons dû creuser des fosses » : le témoignage d’un journaliste palestinienAu milieu des adultes, ils sont là : des adolescents plongés dans le chaos du dispositif de distribution de colis alimentaires mis en place la semaine dernière par Israël et les États-Unis. « Je suis venu pour trouver de quoi nourrir mes petits frères, raconte Bilal, 15 ans, en sueur. J’aurais pu y laisser ma vie. » Sur sa frêle épaule, le Gazaoui tient fermement un carton en partie déchiré. À l’intérieur, quelques boîtes de conserve, du riz, des pâtes, des fèves et une bouteille d’huile.
« Au départ, on devait avancer dans un couloir vraiment très étroit, et attendre pour avoir notre part. Mais, à un moment, la situation est devenue incontrôlable. Et les soldats américains chargés de nous surveiller se sont retirés. J’ai entendu plusieurs tirs après ça. » Bilal sourit, soulagé d’avoir réussi à arracher de quoi nourrir sa famille pendant quelques jours. Sa peau est brûlée par le soleil et par le vent qui balaie la bande de Gaza depuis plusieurs jours. Le jeune garçon est trop maigre pour son âge. Trop fatigué également. Parce que les adolescents sont considérés comme plus agiles, plus résistants, chaque jour ils parcourent des kilomètres au milieu des tentes et des ruines pour trouver des aliments, de l’eau ou de quoi faire du feu.
Selon l’ONU, les enfants représentent près de la moitié des deux millions de Gazaouis obligés de quitter leur maison ou leur appartement depuis le début de la guerre. La grande majorité a dû fuir à plusieurs reprises les opérations de l’armée israélienne. Et à chacun de ces déplacements forcés, sur les images diffusées par les journalistes palestiniens, ce sont encore des jeunes filles et des jeunes garçons que l’on voit en première ligne. Des enfants devenus adultes trop vite, qui portent à bout de bras des bébés ou des sacs plus grands qu’eux. Ils poussent des carrioles où ont été installés des blessés et des personnes âgées.
Mon quotidien, c’est me réveiller, aller chercher de l’eau potable, laver les vêtements et préparer la pâte pour faire du pain.
Fajr
Dans les camps de déplacés qui s’étalent à perte de vue, leurs journées n’ont plus rien de celles d’adolescents. « Mon quotidien, c’est me réveiller, aller chercher de l’eau potable, laver les vêtements et préparer la pâte pour faire du pain », explique Fajr, 12 ans. Originaire de Jabalia, localité du nord de l’enclave complètement rasée par l’armée israélienne, le jeune Palestinien grandit sous une tente près de Khan Younès. « Le reste du temps, je joue au football avec mes amis. »
Le droit à l’éducation piétiné
La mer a toujours occupé une place centrale dans la vie de la jeunesse gazaouie, enfermée depuis dix-huit ans dans la plus grande prison à ciel ouvert du monde. La Méditerranée est sa seule ouverture sur l’horizon. Aujourd’hui, les plages se sont transformées en camps de déplacés. Les longues corniches qui les bordaient ont été soufflées par les explosions. Mais cette jeunesse gazaouie continue de s’y retrouver. « On vit comme ça, réfugiés. On est privés de tout maintenant », confie Rihab.
L’adolescente de 15 ans vient dès qu’elle le peut s’asseoir au bord de l’eau. Elle porte à l’épaule un petit sac à main à motifs léopard. Avant de quitter la tente où elle vit désormais, elle redouble d’efforts pour s’apprêter, assortir ses vêtements. Comme avant la guerre. « Souviens-toi comment Gaza était, et regarde ce qu’elle est devenue », soupire la Palestinienne en désignant au loin le port de l’enclave, anéanti. « J’étais à l’école, j’étudiais, je prenais des cours dans des organismes privés. Je voulais passer mon bac, aller à l’université… Et tout a été détruit. »
Avant, j’étais une fille avec des rêves. Maintenant, je suis une fille cassée. Je ne vois plus d’avenir. On m’a volé ma vie.
Rihab
Assise sur l’un des blocs de béton armé arrachés aux bâtiments du bord de mer, Rihab semble avoir dix ans de plus. « Mon frère a été tué », lâche la Gazaouie. Elle ne veut pas donner plus de détails. Pour reprendre son récit, elle tente de sourire et poursuit : « Avant, j’étais une fille avec des rêves. Maintenant, je suis une fille cassée. Je ne vois plus d’avenir. On me l’a volé. On m’a volé ma vie. »
Le taux d’alphabétisation de l’enclave palestinienne était l’un des plus élevés du monde, selon l’Unesco. Seulement 2 % de la population était analphabète. « Le blocus imposé depuis 2007 rendait la vie difficile, mais malgré ça la grande majorité des enfants allait à l’école. Près de 90 000 étudiants étaient inscrits dans différentes universités, certaines privées, d’autres publiques », détaille Ziad Majed, politiste franco-libanais et professeur à l’Université américaine de Paris. « Il y avait des clubs de sport pour les plus jeunes. C’était une société vibrante où la place de l’éducation était très importante. »
Aujourd’hui, plus de 660 000 enfants en âge d’être scolarisés ne vont plus en classe. Les écoles ont toutes été fermées dès le début de la guerre. L’enclave palestinienne en comptait plus de sept cents, dont une grande partie était gérée par l’UNRWA, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient. L’organisme offrait une éducation gratuite aux plus démunis, donnant à chaque enfant une chance de réussir.
Près de 90 % des établissements du primaire et du secondaire ont été endommagés. Toutes les facultés ont été rasées. « C’est une politique systématique. On peut parler d’éducide, assure Ziad Majed. Les établissements scolaires ont été détruits et, comme on peut le voir sur des vidéos, des soldats israéliens célèbrent ces démolitions. Il faut ajouter le grand nombre d’enseignants tués. Cela montre la volonté d’en finir avec le système éducatif. »
Sous les tentes, des ONG locales tentent néanmoins d’organiser des cours à destination des plus jeunes enfants, pour leur apprendre les bases de la lecture et du calcul. Des élèves essaient de suivre des cours en ligne sur leurs téléphones. Mais ils doivent d’abord trouver de l’électricité pour charger leurs appareils, et ils sont ensuite dépendants d’une connexion internet de très mauvaise qualité.
Une jeunesse traumatisée
L’école n’est plus un espace de savoir, ni synonyme de joie dans la bande de Gaza. Les cours de récréation sont devenus des lieux de terreur. Le 26 mai, une vidéo a été vue des dizaines de millions de fois sur les réseaux sociaux. On y découvre une petite fille aux cheveux longs titubant au milieu des flammes et de la fumée qui semblent la dévorer. Warda, 7 ans, tente de s’extraire de la classe qui lui servait de refuge avec ses proches à Gaza City. Le bâtiment où elle se trouve vient d’être ciblé par l’armée israélienne ; au moins trente personnes ont été tuées. Dix-huit étaient des enfants.
Selon les derniers chiffres de l’Unicef, au moins 15 000 enfants ont été tués dans la bande de Gaza.
Avec son père, Warda est la seule survivante de sa famille. Quelques heures plus tard, dans un communiqué, l’armée israélienne assure que la frappe visait « des terroristes de premier plan qui opéraient dans un centre de commandement et de contrôle du Hamas installé dans une zone qui servait auparavant d’école ». Un narratif bien rodé. Depuis le début du génocide, les attaques contre les écoles transformées en refuge pour les déplacés se comptent en centaines. Comme si franchir cette ligne rouge, potentiel crime de guerre, n’était plus un frein depuis longtemps pour l’armée israélienne.
Selon les derniers chiffres de l’Unicef, au moins 15 000 enfants ont été tués dans la bande de Gaza. Et la liste des petites victimes s’allonge chaque jour. Le 28 avril, Baraa est mort loin des siens. Il avait 14 ans. Cet après-midi-là, il avait décidé d’aller se balader dans Gaza City avec un copain pour passer le temps. Une frappe aérienne a ciblé la place où les deux amis se trouvaient. Baraa portait un sweat à capuche un peu usé d’une célèbre marque de sport. Un missile l’a arraché à son adolescence. Son corps a été transporté à l’hôpital, aligné près des autres victimes de ce bombardement. Son frère, à peine plus âgé que lui, est resté près de sa dépouille, le visage ravagé par la détresse. Comme lui, des centaines de milliers d’enfants ont vu leurs proches mourir. Un traumatisme indélébile.
Dès l’âge de 7 ans, les enfants perçoivent la mort.
R. Pitti
« Dès l’âge de 7 ans, les enfants perçoivent la mort. Les plus atteints sont bien sûr les adolescents, qui sont dans une période de vulnérabilité psychique, mal dans leur corps et dans leur être parce qu’ils subissent d’importantes transformations hormonales, explique Raphaël Pitti, médecin urgentiste spécialiste des zones de guerre. Chaque traumatisme psychologique ne pouvant être pris en charge du fait de la situation peut entraver leur développement psychologique de manière irrémédiable et les rendre inadaptés à la société, avec une perte de confiance dans les adultes entraînant soit une inhibition profonde, soit, à l’inverse, des comportements violents. »
Pour ces adolescents de Gaza, cette guerre n’est pas la première. Ils ont déjà vécu celles de 2012, de 2014 et de 2021. Une accumulation dévastatrice de chocs traumatiques. Pour Mira, 12 ans, cette guerre est la troisième. La jeune fille est épuisée physiquement et psychologiquement. Ses grands yeux bleus se remplissent de larmes lorsqu’on lui demande de parler de son avenir.
« Ma vie était belle avant, et puis mon frère est mort en martyr, mon oncle aussi. Mes cousins ont tous été blessés par l’armée israélienne. J’ai envie de revivre, de sortir, de faire des balades, mais tout est détruit. J’espère que je vais survivre et que je pourrai devenir docteur. Mais j’ai peur que tout disparaisse. » En décembre 2024, l’ONG War Child estimait que 96 % des enfants de l’enclave palestinienne pensaient que leur mort était imminente, et près de la moitié souhaitaient mourir.
Rester debout
« J’ai peur que les adolescents, à force de vide, finissent par se tourner vers la violence, confie Fajr, 12 ans. Il ne reste plus grand-chose pour nous occuper ici. » Dans de nombreux conflits, comme en Irak ou en Syrie, pour recruter les plus jeunes, les groupes armés ont alimenté à coups de propagande leur désir de vengeance. « C’est un cliché de penser que la violence entraîne toujours plus de radicalité, prévient Ziad Majed. De toute façon, la situation à Gaza est incomparable à ce qu’on a vu dans le passé. »
Pour redonner un peu d’espoir à cette jeunesse, les ONG locales organisent des activités culturelles ou sportives. Dans un camp de déplacés de Khan Younès, Osama Ayoub fait par exemple boxer les enfants. « Je continue à entraîner les ados qui le souhaitent pour les aider à sortir toute la négativité qu’ils peuvent accumuler en eux », explique l’entraîneur, joint par WhatsApp. Son club à Gaza City a été anéanti par un missile. Il n’a plus de nouvelles de la plupart des jeunes qu’il a formés. Les échauffements et les combats se font désormais entre les tentes, sur le sable. « La boxe, c’est ma vie, écrit Baylsan, 17 ans. Je veux devenir championne, participer à des compétitions internationales. » Dans le fracas d’une guerre qui semble sans fin, l’adolescente s’accroche à sa passion, à ses rêves pour tenir debout.
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