« Comme la classe moyenne, le cirque se paupérise »

Jongleur, metteur en scène et directeur du Sirque à Nexon, dans le Limousin, Martin Palisse alerte sur l’effondrement de soixante ans de structuration de son champ artistique. Il en appelle à une réflexion sur les modèles de production.

Anaïs Heluin  • 25 juin 2025 abonné·es
« Comme la classe moyenne, le cirque se paupérise »
Le cirque, capable de rassembler des foules en plein air, pâtit d’un désengagement des scènes généralistes à son endroit.
© Kevin Rouschausse - Ville de Laval

À la tête du Sirque depuis 2014, Martin Palisse fait vivre ce pôle national des arts du cirque en milieu rural comme une maison de création ouverte sur l’extérieur. Avec ses résidences artistiques à l’année et ses temps de diffusion, le lieu est un maillon important de la création circassienne contemporaine et de son partage avec un large public. Sa fragilisation économique à l’heure actuelle affecte l’ensemble d’un écosystème.

Quelle est la situation du Sirque, situé en région Nouvelle-Aquitaine, à l’approche de votre festival Multi-Pistes (du 12 au 16 août 2025) ?

Martin Palisse : Heureusement pour nous, la Nouvelle-Aquitaine fait partie des rares régions à ne pas avoir amputé le budget de la culture. Nous avons subi de petites coupes, notamment à l’endroit de l’éducation artistique et culturelle (EAC), qui finance les actions des structures en milieu scolaire, dont les crédits ont été rognés de 20 % sur le plan national et de 15 % au niveau des collectivités territoriales. De notre côté, c’est « seulement » une diminution de 10 % que nous avons à déplorer.

Nous vivons une situation d’étranglement.

Il n’empêche que nous vivons une situation d’étranglement. Les effets de l’inflation se font violemment ressentir et nous n’avons pas la possibilité de nouveaux financements. Je refuse également d’augmenter le prix de la billetterie, comme y sont contraints de plus en plus de lieux. Nous avons donc dû renoncer à un jour de festival. C’est-à-dire trois spectacles en moins par rapport aux années précédentes, ce qui, sur un total de 12 propositions, représente 25 %. C’est autant de travail en moins pour les équipes artistiques et techniques.

Ce contexte transforme-t-il les relations que votre équipe et vous entretenez avec les artistes ?

Je tente de rester très exigeant artistiquement, en soutenant à la fois des jeunes sortis d’écoles, des artistes en pleine maturité et des figures reconnues. Je m’efforce aussi de réfléchir à une ligne de conduite afin d’éviter la paupérisation de l’ensemble de la profession. Dans ce contexte de restriction budgétaire, nous allons hélas devoir accepter que des choses s’arrêtent pour que d’autres continuent.

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Pour moi, cela veut dire accompagner moins de compagnies mais le faire mieux, afin de permettre aux artistes de continuer à créer et à vivre socialement dans de bonnes conditions. La politique du saupoudrage qui domine depuis un moment dans le spectacle vivant s’accentue aujourd’hui, avec des montants de coproduction de plus en plus faibles qui obligent les compagnies à multiplier les partenaires, ce qui demande un temps et une énergie considérables. Il faut changer de philosophie, interroger nos modèles de fonctionnement.

Cette urgence d’un changement de modèle de production et de diffusion, qui était dans toutes les bouches au moment du covid avant un retour au fonctionnement du monde alors dit « d’avant », concerne l’ensemble du spectacle vivant. Le cirque est-il, selon vous, touché d’une façon particulière ?

Il l’est par sa fragilité institutionnelle, qu’il partage notamment avec les arts de la marionnette et les arts de la rue. Déjà moins subventionnées en temps plus normaux que le théâtre et la danse, nos disciplines sont particulièrement impactées par la situation. Cela d’autant plus que l’on peut constater un désengagement particulier des scènes généralistes à notre endroit, afin de préserver au mieux le théâtre et la danse. Ma lecture du phénomène est politique.

Cela vient mettre à mal une construction patiente et laborieuse de soixante ans en vue de la reconnaissance de notre discipline.

J’y vois une manière de ramener nos disciplines à leurs origines populaires, alors que théâtre et danse sont confirmées dans leur statut d’arts plus « bourgeois », dans le sens où ils ont un rapport plus solide et ancien à l’institution et touchent globalement les classes sociales plus aisées. Comme la classe moyenne, le cirque se paupérise alors. Ce qui vient mettre à mal une construction patiente et laborieuse de soixante ans en vue de la reconnaissance de notre discipline qui, depuis la création par l’État du label Pôle national cirque (PNC) en 2010, avait tendance à stagner.

Une dynamique collective s’est-elle mise en place parmi les 14 PNC pour faire face à la situation ?

Rassemblés au sein de l’association Territoires de cirque, qui totalise 62 structures engagées dans le soutien à l’émergence, à la création et à la diffusion du cirque, les PNC ont lancé cette année un nouveau dispositif, Les Grands ­Plateaux du cirque. Il s’agit de soutenir collectivement la création et la diffusion de spectacles de cirque conçus pour les grandes scènes, qui, pour les raisons que j’ai évoquées plus tôt, peinent particulièrement ces temps-ci à voir le jour.

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S’il faut, à mon sens, cesser de soutenir des projets inutilement dispendieux, qui viendraient capter au détriment des autres une part trop importante du peu d’argent public encore dévolu au cirque, il est important pour son développement que la discipline continue de voir naître des formes ambitieuses et singulières. Le dialogue au sein de la profession n’est toutefois pas aisé. Il est souvent contrecarré par les réflexes de survie des uns et des autres, et par des divergences intellectuelles qui peuvent être exacerbées par la situation.

Qu’en est-il de la notion de service public des arts et de la culture aujourd’hui d’après vous ? Subsiste-t-elle malgré la catastrophe en cours ?

Cette notion est encore bien présente, y compris chez les jeunes artistes qui sont désespérés. En revanche, je crains chez eux une réaction épidermique contre le politique, qui risquerait de dégrader des relations déjà tendues. Je déplore aussi le fait que ma génération, celle des artistes en pleine maturité, soit trop affaiblie pour transmettre autant qu’elle le devrait à cette génération qui suit.

Éviter de tomber dans le rapport commercial à la culture qui se généralise et qui représente un danger pour tous.

De nombreuses voix alertent dans les autres disciplines du spectacle vivant sur un risque d’homogénéisation des formes et des propos. Qu’en est-il pour le cirque ?

On observe des réflexes rétrogrades en matière de formes, avec de nombreux artistes qui, au lieu de créer leurs propres esthétiques, copient des modèles existants. Là encore, c’est à mon sens en grande partie l’effet d’un mécanisme de survie. Les artistes qui sortent aujourd’hui d’école ont aussi beaucoup moins de temps que nous en avions pour créer et donc développer des identités fortes et singulières. C’est pourquoi il faut les accompagner davantage, aussi bien sur le plan artistique qu’au niveau administratif. En tant que coproducteur de spectacles, je considère avoir cette responsabilité aujourd’hui. C’est aussi une façon d’éviter de tomber dans le rapport commercial à la culture qui se généralise et qui représente un danger pour tous.

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