L’insurrection douce, vivre sans l’État
Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
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Autonomes et solidaires pour le vivant. S’organiser sans l’autorité de l’État, Juliette Duquesne, Le Bord de l’eau, 216 pages, 16 euros
Juliette Duquesne, journaliste, autrice et conférencière proche de Pierre Rabhi, est partie enquêter pendant deux ans sur ces initiatives nombreuses, plus ou moins connues, de groupes qui entendent vivre en dehors de l’autorité de l’État – à défaut de toujours pouvoir s’en défaire complètement. Il en ressort un ouvrage riche en propositions : six collectifs de vie, sept associations et coopératives agricoles ou encore quatre expériences communales dans l’Hexagone sont présentés à travers la parole de celles et ceux qui les animent, mais aussi de chercheuses et de chercheurs. Sans oublier un détour par le Chiapas, dans le sud du Mexique, auprès des Zapatistes, un mouvement aussi célèbre que difficile d’accès.
Si l’enquête sur ce mouvement insurrectionnel souffre de la discrétion dont s’entourent ses membres, la plongée dans les collectifs français bénéficie en revanche du recul de leurs adhérents. Ils exposent leurs espoirs et leurs satisfactions, tout comme les difficultés qu’ils doivent surmonter. Les échelles sont variables, d’une communauté de vie de quelques dizaines de membres aux mécanismes de démocratie délibérative déployés par la commune de Poitiers, forte de 90 000 habitants, en passant par des associations régionales ou nationales qui défendent la sécurité sociale de l’alimentation ou un modèle agricole alternatif.
Loin d’établir un inventaire à la Prévert, Juliette Duquesne tisse le fil des questionnements que l’on retrouve de façon récurrente dans l’ouvrage, et auxquels chaque initiative répond à sa manière. Tout en souhaitant y voir les manifestations d’un anarchisme revendiqué ou ignoré, l’autrice relate les tensions qui existent entre théorie et pratique : l’engagement politique pensé et intellectualisé est loin d’être systématique, voire est rejeté lorsque la pureté militante devient un fardeau.
Sans compter les aspirations personnelles de celles et ceux qui engagent leur vie, leur temps et leurs économies dans des communautés de vie, sans souhaiter devenir une vitrine politique. Une dialectique qui peut conduire à des oppositions fortes, notamment dans le cadre des initiatives illégales : faut-il accepter de négocier avec l’État pour pérenniser l’existant obtenu de haute lutte, par exemple dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou refuser toute conciliation, vue comme de la compromission ?
« Démocratie du faire »
Plus généralement, la portée de ces initiatives est un sujet de réflexion constant : peut-on espérer une extension de ces collectifs comme autant de modèles pour un autre avenir ? Cette ambition est loin d’être consensuelle. Non seulement il règne une diversité de modes d’organisation (du refus des règles dans les épiceries autogérées de Saint-Denis à la création de la Scic de La Carline à Die, magasin coopératif appartenant à ses salariés), mais le degré d’autonomie lui-même est variable : du rejet de l’État à l’acceptation des subventions et au dialogue avec les autorités, en passant par l’utilisation des pouvoirs municipaux au profit d’une « démocratie du faire », comme à Saillans dans la Drôme.
Ces initiatives redonnent de la dignité là où la marchandisation de l’entièreté de nos existences nous en prive.
L’ouverture aux milieux populaires reste également un long combat, que les outils de l’éducation populaire peuvent parfois freiner en usant de pratiques et d’un vocable appartenant aux catégories sociales aisées. À l’inverse, l’ancrage dans le concret, avec les prix solidaires du marché de Dieulefit ou l’accueil des mères seules dans la communauté de vie de La Bigotière, contribue à l’ouverture de ces initiatives. Les effectifs des personnes impliquées ou touchées demeurent cependant modestes et interrogent sur la capacité réelle de changement de ces combats.
Pour autant, l’objectif est-il de transformer l’ensemble de la société, tout de suite et maintenant ? Doit-on même parler d’échec lorsqu’une initiative s’interrompt ? En offrant des espaces où tout un chacun peut se sentir acteur de sa vie, ces initiatives redonnent de la dignité là où la marchandisation de l’entièreté de nos existences nous en prive. Goûter à ces espaces d’autonomie devient ainsi une expérience matricielle : elles donnent un aperçu de ce que pourrait être une vie libre.
Les autres publications
Sauver l’information de l’emprise des milliardaires, Olivier Legrain avec Vincent Edin, Payot & Rivages, 144 pages, 5 euros.
Cet ouvrage indispensable, alors que l’information et le pluralisme sont menacés, revient sur les dangers
de la concentration des médias. Dix milliardaires contrôlent 90 % des ventes de quotidiens nationaux, 55 % de l’audience télévisée et 40 % de celle des radios. Les auteurs soulignent que leur intérêt pour les médias est davantage idéologique qu’économique, à l’instar d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Édouard Stérin qui assument une « croisade idéologique ». Les auteurs alertent également sur les investissements massifs dans internet, l’édition et les écoles de journalisme, qui renforcent cette mainmise. Ils plaident pour une action urgente en faveur de l’indépendance et de la pluralité de l’information, proposant des pistes concrètes pour préserver un journalisme libre.
C’est l’eau qu’on assassine, Fabrice Nicolino, Les Liens qui libèrent, 304 pages, 19 euros.
Le journaliste Fabrice Nicolino aborde ici la question cruciale de la pollution de l’eau et des menaces qui pèsent sur cette ressource vitale. Il dénonce les pratiques industrielles et agricoles qui contribuent à la dégradation de la qualité de l’eau, ainsi que les politiques et les acteurs économiques qui perpétuent cette situation. Il met en lumière les conséquences désastreuses de cette pollution sur l’environnement et la santé humaine, et appelle à une prise de conscience collective pour protéger cette ressource essentielle.
Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat, Verdier, 76 pages, 7,50 euros
Laure Murat juge inutile et même contreproductif de remanier « un texte à une fin de mise aux normes (typographiques, morales, etc.) sans intention esthétique ». Ce qu’elle nomme « récriture » (qu’elle distingue de la réécriture, acte de recréation). Par exemple, substituer au titre d’Agatha Christie, Les dix petits nègres, Ils étaient dix. « On ne s’attaque pas à l’inconscient collectif ou à “l’esprit du temps” par des interventions ponctuelles ou cosmétiques », écrit-elle dans un livre incisif intitulé Toutes les époques sont dégueulasses, expression empruntée à Artaud. D’autant, ajoute-t-elle, que l’objectif est avant tout commercial. Sa recommandation : recontextualiser au fil de préfaces critiques.
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