« Nous avons dû creuser des fosses » : le témoignage d’un journaliste palestinien

Mohammed Zaanoun, photojournaliste palestinien, était invité à l’Assemblée nationale par la députée LFI Gabrielle Cathala. Il a livré un témoignage rendant hommage à ses confrères vivants continuant leur travail et à ceux qui ont été tués.

Pauline Migevant  • 3 juin 2025 abonné·es
« Nous avons dû creuser des fosses » : le témoignage d’un journaliste palestinien
Rassemblement de journalistes français en hommage aux plus de 200 journalistes palestiniens tués à Gaza par Israël, à Paris, le 16 avril 2025.
© Maxime Sirvins

Parmi les histoires qui hantent Mohammed Zaanoun, il y a celle d’une petite fille coincée dans les décombres d’un immeuble du quartier Yarmouk, dans la ville de Gaza. Elle avait envoyé un SMS à un membre de sa famille pour qu’il l’en sorte. Celui-ci avait interpellé Mohamed Zaanoun, sortant d’une voiture avec son équipement de journaliste. Les deux hommes se sont approchés de l’endroit où ils entendaient sa voix. « À peine audible. » « J’ai retiré mon casque et mis le micro dans les décombres pour entendre davantage », raconte Mohammed Zaanoun. Mais la voix s’est éteinte et la petite fille est morte. « J’ai documenté tous ces événements et j’ai avec moi les archives. »

« Par quoi commencer ? », se demandait Mohammed Zaanoun, quelques minutes avant de livrer ce récit. Rescapé du génocide organisé à Gaza par l’État israélien, il était invité ce matin, mardi 3 juin, par la députée LFI Gabrielle Cathala, à partager son témoignage. « La seule vérité, a d’abord dit le photojournaliste palestinien, c’est que tous les citoyens de Gaza se font tuer par tous les moyens et toutes les formes. »

« Tuer les journalistes, c’est faire taire la vérité »

Les mots sont clairs. Suivi par plus d’1,4 million de personnes sur Instagram, Mohammed Zaanoun a remporté en 2024 le prix mondial de la liberté de la presse. « On n’a pas seulement documenté les massacres, mais des détails qui sont inimaginables pour un être humain », poursuit-il. Face à lui, dans une salle au sous-sol de l’Assemblée nationale, une dizaine de journalistes et quelques députés insoumis l’écoutent avec gravité.

En introduction, Gabrielle Cathala évoque les « 55 000 morts du génocide à Gaza, un nombre sous-estimé ». Assise près de Mohammed Zaanoun, à gauche de sa traductrice, Anne Paq, membre du collectif Reporters solidaires et du collectif de photographes décolonial Activestills, ajoute, en préambule de la rencontre : « Tuer les journalistes, c’est faire taire la vérité mais aussi détruire les archives, des mémoires, l’identité de tout un peuple. »

Sur le même sujet : Pour les journalistes palestinien·nes

En février 2024, Mohammed Zaanoun a fui la bande de Gaza par l’Égypte avant de se réfugier aux Pays-Bas, où il a fait une demande d’asile. Sa fille souffre de diabète, un des traumatismes qui resteront gravés en elle. À l’école, elle parle avec les autres enfants réfugiés de ce qu’ils ont vécu, tous sont traumatisés. Une partie de sa famille est toujours à Gaza, Mohammed Zaanoun a, par tous les moyens, tenté de les faire sortir. Sans succès. Son père a perdu ouïe et vue à cause du manque de médicaments. « Et comme tout le monde, ils souffrent de la famine, du manque de traitements, du manque de tout en fait. »

« Ce n’est pas qu’une histoire individuelle mais celle de 276 journalistes tués »

Quand il est arrivé en Europe, Mohammed Zaanoun explique avoir essayé de contacter les institutions relatives au journalisme. « Je n’ai pas eu de réponse. Ils ne bougent qu’une fois qu’on est morts », déclare-t-il. Avant d’ajouter : « Ils attendent qu’on devienne nous-mêmes des news pour réagir. » Mohammed Zaanoun tient à parler du courage des photojournalistes palestiniens, ciblés par l’armée israélienne. « À Gaza, les journalistes sont tellement ciblés que les citoyens en ont peur », explique-t-il.

Nous avons dû retirer nos vestes de presse avec nos collègues journalistes et creuser dans le sol pour faire des fosses. Il ne s’agit pas de scènes de film, c’est notre réalité.

M. Zaanoun

Les journalistes se tiennent ainsi loin de leur famille, dormant dans des tentes pour éviter que les maisons de leurs proches ne soient ciblées. La maison où vivaient ses enfants a elle-même été prise pour cible. Son fils a été blessé. Mohammed Zaanoun reprend le chiffre du projet « Stop murdering journalists » qui recense les meurtres de journalistes à Gaza – 276 à ce jour – et de leur famille. Il évoque son ami photojournaliste Mohammed, avec qui il dormait sous une tente. Il était minuit quand il a appris que sa maison avait été visée.

« Mais quiconque se déplace la nuit se fait tuer. » Ils sont partis à 6 heures du matin. Mohammed a perdu 10 membres de sa famille, dont 4 de ses enfants. « Il souffre aujourd’hui de problèmes psychologiques importants. » « Il n’y avait plus de place pour les enfants de Mohammed au cimetière du centre de Gaza. Nous avons dû retirer nos vestes de presse avec nos collègues journalistes et creuser dans le sol pour faire des fosses. Il ne s’agit pas de scènes de film, c’est notre réalité. »

Sur le même sujet : « Pour un artiste palestinien, c’est impossible d’ignorer le génocide à Gaza »

Il cite des noms : Wael al-Dahdouh, chef du bureau d’Al-Jazeera à Gaza, depuis exilé, devenu l’incarnation du courage des journalistes palestiniens, dont la famille a été tuée. Il était à l’antenne, le 25 octobre 2023, lorsqu’il a appris que sa femme, son fils, sa fille, son petit-fils et huit autres de ses proches avaient été tués après le bombardement par Israël de la maison où ils s’étaient réfugiés. « Vous vous vengez de nous à travers nos enfants », avait-il dit, filmé, lorsqu’il découvrait le corps de ses proches.

Son fils aîné, Hamza al-Dahdouh, également journaliste, a ensuite été tué en janvier 2024 avec un autre de ses collègues. « Son enfant a été ciblé de façon individuelle pour lui miner le moral », explique Mohammed Zaanoun. Le reporter évoque ensuite un des journalistes tués récemment en mai 2025, Hassan Eslaiah. « Il était accusé par l’armée israélienne de soi-disant travailler pour les organisations terroristes. Il a été ciblé dans sa tente, il a survécu mais a été blessé. Alors qu’il était soigné à l’hôpital, il a été visé encore une fois. C’était une opération complexe de meurtre. »

Des blessures anciennes, comme la colonisation

Le fait pour Israël de faire taire les journalistes n’est pas nouveau. En mai 2022, la mort de Shireen Abu Akleh, journaliste américano-palestinienne pour la chaîne Al-Jazeera, tuée d’une balle israélienne alors qu’elle couvrait une opération militaire dans un camp palestinien, avait ému l’opinion mondiale. Mohammed Zaanoun, lui-même, porte au visage la marque du silence qu’Israël veut imposer aux journalistes palestiniens.

En 2006, il était alors le plus jeune photojournaliste de la bande de Gaza. Il documentait un massacre qui avait ciblé 20 enfants, dans le nord de la bande de Gaza. Les agences de presse internationales les plus prestigieuses – l’AFP, Reuters, Associated Press – avaient repris ses photos. En racontant, Mohammed Zaanoun se passe la main devant le visage, comme s’il tenait encore la caméra qu’il avait alors.

Deux jours après la publication des photos, il avait été visé par un avion israélien. Sa caméra lui avait explosé à la figure, un de ses doigts aussi avait été coupé. Vingt ans après, sa joue droite est toujours boursouflée, il n’a jamais retrouvé les sensations de cette moitié du visage. « J’ai, jusqu’à aujourd’hui, des traces de ce ciblage dans mon visage et mon corps. »

Ceux qui ont essayé de me sauver ont été ciblés, on leur tirait dessus.

M. Zaanoun

Quand l’avion israélien lui a tiré dessus, les paramédicaux n’ont pas eu le droit d’intervenir. Il se voyait perdre son sang, gisant par terre. « Ceux qui ont essayé de me sauver ont été ciblés, on leur tirait dessus. » Il n’avait que 18 ans. « Je sentais que c’était le dernier moment de ma vie. Je venais de commencer le photojournalisme. Je me suis dit : « j’ai essayé, j’ai tout donné ». Je commençais à accepter ma mort avec dignité. » Il a essayé de se lever, il portait toujours le fameux gilet presse. En face de lui, un tank israélien. « Un soldat israélien a dirigé son arme vers moi, il m’a visé, m’a tiré sur la poitrine. » Mohammed Zaanoun était retombé par terre. Quand les tanks sont partis, des jeunes ont tenté de l’extirper et de le mener avec une voiture civile vers l’hôpital. « Même cette voiture a été ciblée par les tirs. »

« Certains journalistes doivent être jugés devant la Cour internationale de justice »

Cet événement avait fait du bruit à l’époque : le président palestinien avait rédigé un communiqué de presse, les chaînes internationales en avaient parlé. Près de vingt ans plus tard, « des milliers d’éclats sont toujours dans mon visage et pendant que je vous parle, la blessure dans mon ventre s’est rouverte avec la guerre en cours. J’ai besoin de plusieurs opérations pour que ça se referme. » Mohammed Zaanoun en a honte : « J’ai honte de dire que j’ai besoin d’une opération lorsque les gens sont en train de mourir à Gaza, je pense que tout ce que vous imaginerez sur moi n’est rien par rapport à ce que les gens vivent à Gaza. »

Sur le même sujet : « Les chefs d’État pourraient être accusés de complicité de génocide »

En fait, le témoignage de Mohammed Zaanoun raconte une faillite : celle des politiques et des médias qui ont choisi d’ignorer un génocide. « Certains journalistes doivent être jugés devant la Cour internationale de justice, car ils ont été une cause du génocide à Gaza. Ils sont complices du meurtre de milliers d’enfants. Ils ont encouragé au meurtre des Palestiniens de façon dangereuse. » À l’issue de la rencontre, Gabrielle Cathala et Sébastien Delogu remettent à Mohammed Zaanoun une médaille d’honneur de l’Assemblée nationale. Celui qui a une « haine de la politique » les remercie quand même d’avoir été invité. « Cette médaille ne devrait pas être que pour moi mais pour tous les journalistes gazaouis qui risquent leur vie. »

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…

Avoir moins de 20 ans dans la bande de Gaza
Récit 4 juin 2025 abonné·es

Avoir moins de 20 ans dans la bande de Gaza

Plus de 50 000 personnes au sein du territoire enclavé ont été tuées ou blessées par l’armée israélienne depuis le 7-Octobre. Mais le sort des survivants doit aussi alerter. Privée d’éducation, piégée dans un siège total au cœur d’une terre dévastée, toute la jeunesse grandit sans protection, sans espoir.
Par Céline Martelet
À Gaza, « les enfants sont en train d’être exterminés »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

À Gaza, « les enfants sont en train d’être exterminés »

Khaled Benboutrif est médecin, il est parti volontairement à Gaza avec l’ONG PalMed. La dernière fois qu’il a voulu s’y rendre, en avril 2025, Israël lui a interdit d’entrer.
Par Pauline Migevant
En France, la nouvelle vie des enfants de Gaza
Témoignages 4 juin 2025 abonné·es

En France, la nouvelle vie des enfants de Gaza

Depuis le début de la guerre dans l’enclave palestinienne, les autorités françaises ont accueilli près de cinq cents Gazaouis. Une centaine d’autres ont réussi à obtenir des visas depuis l’Égypte. Parmi ces réfugiés, une majorité d’enfants grandit dans la région d’Angers, loin des bombardements aveugles de l’armée israélienne.
Par Céline Martelet
Claude Mangin : « On embarque pour le Maroc, on verra bien la réaction des autorités »
Entretien 31 mai 2025

Claude Mangin : « On embarque pour le Maroc, on verra bien la réaction des autorités »

L’initiatrice de la « Marche pour la liberté des prisonniers politiques sahraouis » se rend à Tanger ce samedi 31 mai pour défendre la cause sarhaouie.
Par Patrick Piro