Les pêcheurs de la baie de Granville en eaux troubles

Biodiversité, tourisme, pêche, conchyliculture… la zone maritime au large de Granville et de Chausey concentre à elle seule beaucoup des problématiques qui seront à l’ordre du jour de la Conférence des Nations unies  sur l’océan (Unoc) qui s’ouvre à Nice ce 9 juin.

Guy Pichard  • 9 juin 2025 abonné·es
Les pêcheurs de la baie de Granville en eaux troubles
À bord de La Petite Laura, Emmanuelle Marie pêche majoritairement des crustacés au casier, une pratique respectueuse des fonds marins.
© Guy Pichard

« En France, on pratique le chalutage profond sur des aires marines protégées au large des îles Chausey. » Le 13 mai 2025, c’est en ces quelques mots que le journaliste de TF1 Gilles Bouleau a évoqué l’océan. La seule question sur le sujet pendant les plus de trois heures de l’émission fleuve baptisée « Emmanuel Macron – Les défis de la France ». « Quand un commentateur évoque les hauts-fonds de Chausey alors qu’il n’y en a pas et qu’en arrière-plan pendant la séquence apparaît un bateau qui fait plus de 100 mètres de long, on se fout de la gueule du monde », s’emporte au téléphone Franck Lemonnier, mytiliculteur sur l’île normande.

Au-delà de la méconnaissance criante du moment, le président de la République prend pourtant ce soir-là le temps de bien dissocier pêche artisanale et industrielle, avec une pointe d’autosatisfaction au sujet de son bilan envers les océans. « Vu le contexte, nous n’étions pas demandeurs de ce coup de projecteurs sur Chausey qui est un site très compliqué avec beaucoup d’enjeux », fait remarquer Lucile Aumont, du Comité régional des pêches et élevages marins de Normandie. 

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Depuis, Emmanuel Macron a annoncé ce 7 juin la mise en place d’aires marines renforcées. Des zones plus protectrices que les « aires marines protégées », notamment car elles excluraient le chalutage d’ici à fin 2026 et seraient « dénuées d’activité humaine ayant un impact sur les fonds marins ». Si la baie de Granville n’a pas été annoncée comme concernée pour l’instant, son activité halieutique reste néanmoins dans le brouillard.

Deux ONG devant le Conseil d’État

Premier port coquillier de France, Granville voit débarquer des milliers de tonnes de coquillages et crustacés chaque année, avec, en tête, des coquilles Saint-Jacques et des bulots. Sa baie concentre bon nombre d’activités, notamment sur et autour de l’archipel de Chausey. L’île principale, située à 17 km du littoral, peut parfois accueillir jusqu’à 2 000 touristes par jour en été pour quelques pêcheurs en hiver.

Malgré ces pics de fréquentation, ce quartier insulaire de Granville abrite une importante réserve ornithologique. Cette nature florissante est aussi idéale pour les conchyliculteurs, qui y produisent des moules, des huîtres et même des palourdes. Déjà partiellement désignée comme aire marine protégée, zone Natura 2000 ou encore zone spéciale de conservation, la législation environnementale de protection de la biodiversité de cette zone devrait encore se renforcer ces prochaines années pour, par exemple, passer en zone de protection forte (ZPF).

Nous souhaitons interdire le chalutage de fond dans les aires marines protégées en se focalisant sur les zones Natura 2000.

M. Colombier

Dans ce sens, les ONG Environmental Justice Foundation (EJF) et Défense des milieux aquatiques (DMA) ont déposé des recours en février dernier devant le Conseil d’État au motif que la France ne respecte pas son obligation de protéger le milieu marin des dommages entraînés par le chalutage de fond, en violation du droit français et du droit européen. « Nous souhaitons interdire le chalutage de fond dans les aires marines protégées en se focalisant sur les zones Natura 2000, car c’est l’une des méthodes de pêche les plus destructrices », explique Marie Colombier, chargée principale des politiques marines à l’EFJ.

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Dans les faits, ces recours visent à protéger un gisement de maërl, une algue calcaire marine fragile et menacée qui repose sur les fonds marins. « Nous nous fondons sur une approche juridique et même si à Chausey il ne reste pas beaucoup de chalutiers, nous aimerions que notre action fasse jurisprudence et nous demandons à l’État d’accompagner les pêcheurs », ajoute Marie Colombier. En effet, le port normand n’abrite que des petits navires de pêche, de moins de 25 mètres, et c’est parfois avec un sentiment d’injustice que les pêcheurs lisent la presse…

Nous allons parler de la mer pendant deux semaines et ensuite ça va faire pschitt.

C. Roose

« On n’est jamais informé de ce genre de recours. Donc on doit tout gérer en réunion de crise en permanence », regrette Emmanuelle Marie, pêcheuse de crustacés au casier à Granville. Pour sa part, le comité local des pêches se veut conscient pour la suite, sans être confiant : « Soyons clairs : il va y avoir des mesures restrictives à l’avenir. À nous de les minimiser et de négocier pour maintenir l’activité pêche », prévient Lucile Aumont.

Des incidents qui pourrissent le climat

Sans ministère de la Mer ni de la Pêche dédié depuis le départ du Lorientais Fabrice Loher fin 2024, la politique française semble mal armée face à la vague de sujets à venir pendant la conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc). « Nous allons parler de la mer pendant deux semaines et ensuite ça va faire pschitt », soupire Caroline Roose, ancienne députée européenne et membre de la commission de la pêche au sein du parlement de Strasbourg. « L’un des soucis actuels selon moi est le portefeuille d’Agnès Pannier-Runacher, qui est ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche. C’est trop large ! ».

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Toutefois, la (réelle) protection des aires marines protégées françaises est un sujet qui divise les acteurs du monde de la mer depuis plusieurs années, avec d’une extrémité à l’autre l’association Bloom qui dénonce vigoureusement le chalutage de fond dans celles-ci, et de l’autre une pêche française mal représentée. D’Olivier Le Nézet, le tout-puissant patron de la pêche industrielle aux 24 mandats divers à l’Union française des pêcheurs artisans qui s’unit avec la Coordination rurale, au milieu demeure une majorité discrète qui guette l’actualité avec angoisse. « Tout le monde est tendu car il y a des enjeux forts, et les marges de manœuvre sont plus réduites aujourd’hui que par le passé », confirme Lucile Aumont, du Comité Régional des pêches.

Le port normand n’abrite que des petits navires de pêche, de moins de 25 mètres. C’est parfois avec un sentiment d’injustice que les pêcheurs lisent la presse. (Photo : Guy Pichard.)

À l’approche de l’Unoc qui démarre ce 9 juin, ces derniers jours ont vu plusieurs incidents alimenter l’opposition entre les ONG et les pêcheurs. Ainsi, la porte du domicile parisien de la fondatrice de Bloom, Claire Nouvian, a été dégradée le 4 juin. « Ce qui lui est arrivé est totalement intolérable », réagit Emmanuelle Marie. Quelques jours après, le 8 juin, un important incendie s’est déclaré dans une entreprise halieutique près de Cherbourg-en-Cotentin. Si aucun lien entre ces deux incidents ni de coupable n’a été établi, le fossé entre les différents acteurs semble continuer de se creuser.

Localement, aussi. Emmanuelle Marie a ainsi appelé au calme et exprimé ses angoisses ce dimanche dans une courte vidéo, pointant le fait que des chaluts avaient été touchés dans l’incendie. « Nous appelons au calme et à la discussion, et non pas à la haine et à la violence », a-t-elle ajouté. Dans ce sens, une tribune a été publiée en faveur de la « pêchécologie » chez nos confrères de Ouest France (2) le 8 juin, regroupant plus de 200 chercheurs, pêcheurs et autres navigateurs pour interpeller Emmanuel Macron, cette fois-ci autrement qu’une minute sur TF1.

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« Le caractère participatif et multiréférentiel, soit plusieurs organisations de différentes sphères de la société avec diverses expertises et valeurs, conduit à prendre des décisions de plus long terme », souhaite Héloïse Berkowitz, chercheuse au CNRS spécialisée en gouvernance de l’océan et gestion durable, notamment. « Cela valorise le bien-être écosystémique plutôt que la performance financière, qui conduit toujours quant à elle à la destruction des espèces et des habitats marins », conclut la scientifique.

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