Sainteté, business et extrême droite : la galaxie cachée de Pierre- Édouard Stérin

Le milliardaire, qui a fait fortune avec l’entreprise Smartbox, est à la tête d’un empire mêlant fonds d’investissement, stratégie politique et œuvres caritatives par la Nuit du bien commun. Le tout, pour servir son idéologie identitaire et réactionnaire.

Hugo Boursier  • 5 juin 2025 abonné·es
Sainteté, business et extrême droite : la galaxie cachée de Pierre- Édouard Stérin
La chaise vide de Pierre-Edouard Stérin qui ne s'est pas présenté à une audition devant la commission d'enquête sur l'organisation des élections à l'Assemblée nationale, à Paris le 14 mai 2025.
© Thomas SAMSON / AFP

Dans la cossue rue Duroc, 236 mètres de calme à deux pas de la Tour Eiffel, la Maison du Bien Commun passe totalement inaperçue. Ses grandes fenêtres et son imposante porte d’entrée bleu marine ne détonnent pas dans cette partie du très chic 7e arrondissement de Paris. Aucune plaque n’indique que cette association, créée en 2022, est liée à l’empire de Pierre-Édouard Stérin, l’entrepreneur aux ambitions réactionnaires aussi démesurées que peut l’être sa fortune, estimée à plus de 1,4 milliard d’euros.

La structure est pourtant l’un des derniers satellites de la galaxie de l’homme d’affaires, connu pour son projet Périclès, une SAS détenue par une de ses holdings au nom tout trouvé pour ce catholique traditionaliste : Graal. L’acronyme de cette société métapolitique, révélé par La Lettre puis L’Humanité en juillet dernier, ne laisse aucun doute sur l’idéologie du monsieur : « Patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes ». Tout un programme, décliné façon business plan dans un document aux objectifs clairs : « rendre nos idées majoritaires dès maintenant » et « faire la différence lors des élections d’ici à deux ans ».

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Pour atteindre cet horizon, le projet Périclès peut compter sur le fond d’investissement de Pierre-Edouard Stérin, par ailleurs exilé en Belgique : Otium Capital. Son numéro 2, François Durvye n’est autre que le conseiller économique de Marine Le Pen. C’est lui qui a réussi à infléchir la politique économique du parti d’extrême droite. Aujourd’hui bien installé dans la place de la tech, Otium Capital sert de « vache à lait » pour Stérin, comme il le qualifie lui-même au micro de l’entrepreneur Matthieu Stefani.

Une fois, j’avais tapé sur Google comment devenir saint.

P.-É. Stérin

Un podcast où l’on peut écouter le natif d’Évreux (Eure) décrire un engagement qu’il a pris à l’aune de ses cinquante ans : se retirer officiellement des affaires et tout miser sur la philanthropie. Le tout pour, humblement, devenir « saint ». Il développe : « Je me suis dit : « finalement, si je suis très très bon sur Terre – ma vie terrestre étant epsilonesque par rapport à ma vie de l’au-delà –, ça me permettra d’optimiser mes chances de devenir saint ». Une fois, j’avais tapé sur Google comment devenir saint. De façon très intéressée, je me dis qu’en étant bon sur Terre, ça me permettra d’aller au paradis. C’est un vrai driver. (sic) »

« Interaction »

Ainsi pour Pierre-Édouard Stérin, la vie bonne sur Terre c’est, par exemple, déjeuner avec Bruno Retailleau. À l’instar de ce tête-à-tête du 16 janvier 2025, Le Nouvel Obs, Le Monde et Libération ont révélé les nombreuses rencontres entre le milliardaire et des cadres d’extrême droite. Marine Le Pen, Jordan Bardella, Marion Maréchal, Eric Zemmour, Éric Ciotti… Des membres de l’écosystème Stérin ont aussi été propulsés lors des dernières législatives, notamment autour du président de l’Union des droites pour la République (UDR).

Sur ses liens avec le Rassemblement national, le directeur général de Périclès, Arnaud Rérolle, préfère utiliser un autre terme. Interrogé par le député insoumis Pierre-Yves Cadalen dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire sur l’organisation des élections, le jeune directeur répond : « Le mot de lien est inadapté. Je parlerais plutôt d’interaction. »

Plus les personnalités sont classées à droite, plus elles ont des chances de pouvoir profiter du réseau de Stérin. Et de son argent.

L’art de la litote. Car plus les personnalités sont classées à droite, plus elles ont des chances de pouvoir profiter du réseau de Stérin, mais aussi de son argent. Le Nouvel Obs a appris que 300 000 euros avaient été prêtés à Thierry Mariani, tête de liste RN aux régionales dans le Sud-Est, via le sénateur d’extrême droite Stéphane Ravier. Stérin a aussi acheté pour 2,5 millions d’euros la propriété de Jean-Marie Le Pen et sa compagne, Jany, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). Périclès entend déployer plusieurs millions d’euros par an pour financer le camp « libéral et conservateur ».

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Parce qu’il veut gagner « 1000 mairies » en 2026, ce mini-Bolloré – sa fortune est dix fois moins importante que celle du célèbre milliardaire – a financé le lancement de Politicae, un centre de formation dirigé par le maire UDR de Saint-Jeoire (Haute-Savoie), Antoine Valentin, et Raphaël Cognet, maire de droite à Mantes-la-Jolie (Yvelines). Au micro d’une émission du magazine nationaliste et libéral Valeurs actuelles, Arnaud Rérolle a comptabilisé 2 600 personnes inscrites.

Dans son rapport rendu public vendredi 6 juin et dont Politis a pu consulter en exclusivité l’extrait concernant Pierre-Édouard Stérin, le rapporteur de la commission d’enquête, l’élu insoumis de l’Essonne, Antoine Léaument, se demande si le financement de Politicae ne relèverait pas d’une « tentative de contournement » du code électoral. « En effet, le recours à des tiers pour fournir ces prestations en période préélectorale laisse ouverte la possibilité d’une captation indirecte d’avantages matériels par un candidat, sans que ceux-ci soient intégrés à son compte de campagne. »

Cette « zone grise juridique » rend possibles des « actions menées en amont ou en périphérie des campagnes officielles, par des entités disposant de moyens importants et poursuivant une stratégie d’influence structurée ».

Celui qui dit ne recruter qu’à HEC – école au sein de laquelle il a noué un partenariat avec la puissante association étudiante de débats – a placé ses billes dans de nombreux médias comme le média localiste Neo ou le mensuel d’extrême droite L’Incorrect. Il a aussi participé à la levée de fond d’un million d’euros du média vidéo Le Crayon, qui invite régulièrement des figures d’extrême droite.

Invité d’Europe 1, il citait la chaîne Youtube Legend, très suivie par les militaires, comme exemple de réussite médiatique. Le média n’a reçu « aucun financement de près ou de loin par la galaxie Stérin », précise Manuel Diaz, l’associé et agent du fondateur de Legend, Guillaume Pley. Stérin lorgne aussi Valeurs Actuelles, après avoir loupé le coche avec Marianne. Bref, le milliardaire a ouvert les vannes et tout le système médiatique est éclaboussé.

Vernis bienveillant

Derrière les cocasses aspirations de sainteté se cache donc un système efficace, pensé par un capitaliste prosélyte plaçant son argent disponible au service de ses idées conservatrices. Et ce, par tous les moyens possibles. Lancée en 2017, les Nuits du bien commun collectent des financements pour des associations grâce à des dons de mécènes. L’événement s’est vite fait connaître en récompensant, parmi leurs lauréats, des associations identitaires ou anti-IVG.

Initiée à Paris, l’organisation, dont les comités de soutien ont pu compter dans leurs rangs le prétendant légitimiste au trône de France, Louis de Bourbon, a désormais essaimé dans une dizaine de villes en France. Non sans générer des résistances locales.

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La mauvaise presse commençant à se faire épaisse, Pierre-Édouard Stérin et les deux autres cofondateurs de la Nuit du Bien commun – Stanislas Billot de Lochner et Thibault Farrenq – ont décidé de quitter le conseil d’administration. « Cette décision arrive dans une temporalité d’assainissement d’un sujet réputationnel qui n’a pas lieu d’être », avance Thomas Tixier, directeur événementiel et communication de la Nuit du bien commun.

Ce dernier exprime sa « surprise » devant « l’expression unilatérale » d’élus de gauche, signataires du tribune s’inquiétant d’une « stratégie d’entrisme ». D’autant plus que le maire de Marseille, Benoît Payan, a ouvert à deux reprises la Nuit du bien commun dans la cité phocéenne. Contacté, l’édile n’a pas répondu à nos sollicitations.

La philanthropie est le cheval de Troie parfait.

A. Barbe

Sa participation est peut-être aussi le signe du brouillard entretenu par l’édifice Stérin pour ne pas reconnaître ses différentes filiales. L’entourage du maire de Lyon, lui, décrit la stratégie du milliardaire : « Un vernis bienveillant qui cache une tentative de structurer un réseau conservateur. » « La philanthropie est le cheval de Troie parfait. Et, en France, son lien avec l’extrême droite est très peu documenté », regrette, de son côté, l’entrepreneure sociale, Alice Barbe. Si la Nuit du bien commun souhaite « engager la société, de façon ouverte, apolitique et aconfessionnelle, au service du Bien Commun », comme le promet son manifeste, l’analyse qu’en font certains acteurs associatifs est, elle, tout autre.

Une « offensive brutale »

« Nous avons compris qu’il y avait cette intention de truster le monde associatif en profitant de la précarité économique de ce secteur », dénonce Yoann Garreau, directeur de la Ligue de l’enseignement de l’Indre-et-Loire. Lors de l’édition de l’année dernière, une dizaine d’associations réunies au sein de cette fédération ont été approchées par la structure stérinienne. C’est à ce moment-là que la Ligue de l’Enseignement du département a sonné l’alerte.

Pour Yoann Garreau, l’objectif des Nuits du bien commun est « de créer au sein des associations lauréates un effet de dépendance avec des personnalités issues de l’écosystème Stérin ». Un point de vue fondée sur de la « spéculation », rétorque Thomas Tixier. « Périclès et la Nuit du bien commun n’ont aucun lien », affirme-t-il.

Si la transformation des associations est difficile à prouver, les perturbations opérées par la Nuit du bien commun sur les associations lauréates sont bien réelles. C’est ce qu’a observé Céline, à Tours. Elle a décidé de quitter son association sportive qui accompagne des femmes touchées par le cancer du sein. La raison ? Sa présidente avait annoncé avoir décroché une donation importante – près de 20 000 euros – pour un nouvel équipement, grâce à la Nuit du bien commun. Tous les membres étaient conviés à la soirée. Après un long silence parmi les adhérentes, une assemblée générale tendue n’a pas permis de calmer la situation. Six membres ont démissionné, sur une cinquantaine d’adhérentes.

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« Le monde associatif selon Stérin, ce sont des philanthropes qui décident de qui mérite d’avoir des donations », regrette Céline. Le tout, selon des critères très flous. Retenus sur dossier, les candidats doivent ensuite passer « un grand oral » devant un jury composé du comité de soutien de chaque ville partenaire, lequel est constitué d’entrepreneurs, d’élus locaux, etc. Jetant le trouble dans plusieurs villes sur le parcours politique de ces membres. Le président d’une association lauréate à Tours, lors de la première édition en 2023, a été candidat Debout la France aux législatives de 2017. « Je trouverais aberrant d’éjecter un élu de la cité au seul titre qu’il ait été élu », se défend Thomas Tixier.

Une offensive brutale contre les services publics et ce qui fait démocratie.

Benoît

Pour Céline, cette politisation, que d’autres sources ont pu reconnaître à Lyon, montre à quel point l’écosystème Stérin cherche à « se renforcer ». C’est pour cela qu’elle a rejoint le collectif, « Touche pas à mon asso ». Dans ce dernier, Benoît, salarié pendant douze ans d’une association d’éducation populaire, constate que les Nuits du bien commun ne cherchent pas des secteurs au hasard. Elles se « dirigent vers des secteurs délaissés par l’État, comme le soin à la personne, le médical, l’accompagnement des personnes âgées, atteintes de handicap ».

Pour lui, c’est « une offensive brutale contre les services publics et ce qui fait démocratie ». Une vision de la démocratie que l’on pourra retrouver au « Sommet des Libertés », un événement organisé avec l’aide de Vincent Bolloré, à Paris, le 24 juin.

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