Super-Zucman, l’économiste qui veut rétablir la justice fiscale

Les travaux de Gabriel Zucman sur les inégalités fiscales sont salués mondialement, alors que la proposition de loi visant à ce que les ultrariches paient autant d’impôts que tout le reste de la société entre au Sénat.

Hugo Boursier  • 12 juin 2025 abonné·es
Super-Zucman, l’économiste qui veut rétablir la justice fiscale
Gabriel Zucman, le 12 juin 2024.
© JOËL SAGET / AFP.

Depuis des mois, ce sont les six lettres qui font le plus peur aux détenteurs d’un patrimoine à plus de huit chiffres. Zucman. Gabriel de son prénom. Quatre consonnes et deux voyelles face aux 1 800 foyers fiscaux assis sur plus de 100 000 000 d’euros. Inconnu des plus grandes fortunes françaises jusqu’à ce que la gauche américaine s’intéresse à lui lors des élections présidentielles en 2020, l’économiste, 38 ans, né à Paris où il traverse les écoles prestigieuses avant de s’envoler aux États-Unis pour revenir ensuite à la capitale, est devenu, en peu de temps, la bête noire des 0,0002 % de la population.

En nombre d’ennemis, ça en fait quelques-uns : 4 000 personnes. Mais en part du PIB, ça pèse encore plus lourd : plus de 50 %. Alors, pourquoi tant de haine ? La raison est simple : quand arrive la douloureuse sur impots.gouv.fr, ces ultrariches sont bien moins inquiets que toutes les autres catégories sociales. Et pour cause, en proportion, ils paient deux fois moins d’impôts que le reste de la population. C’est là où Super-Zucman arrive. Sa taxe éponyme vise à créer un impôt minimum de 2 % sur les épais patrimoines. Se focaliser sur ce capital permet de contrecarrer la stratégie des plus fortunés consistant à diriger leurs dividendes vers des holdings afin d’éviter l’impôt sur le revenu et la flat tax. Attaque frontale contre l’optimisation fiscale et cette inégalité contraire à la Constitution qu’elle permet. Bilan de l’opération : 20 milliards en plus pour l’État chaque année. Finie, la planque au plafond doré. Maintenant, il faudra casquer. Comme tout le monde.

Une bataille menée de longue date

Mener la bataille pour la justice fiscale a toujours figuré parmi les premières obsessions de Gabriel Zucman. Titre de mémoire de master à l’École d’économie de Paris en 2008 : « Les hauts patrimoines fuient-ils l’ISF ? ». Sujet de thèse de son doctorat soutenue en 2013 : la répartition mondiale des fortunes. Premier chapitre : quantifier « la richesse manquante des nations ». Dit autrement : comment les plus riches volent les pays, et à quelle hauteur se situe le larcin. Il raconte sa « révélation » : « Au moment de la crise financière de 2008, je me suis plongé dans les chiffres. J’ai vu les centaines de milliards d’euros transiter dans les paradis fiscaux. Ça m’a frappé. »

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Cette « histoire des flux financiers », le diplômé de l’École d’économie de Paris de l’École normale supérieure de Paris-Saclay, n’a pas voulu la garder pour lui. Dès 2006, il participe à la création d’une revue pédagogique, Regards croisés sur l’économie. Il a la vingtaine. L’une de ses camarades de classe, Julia Cagé, devenue elle aussi économiste reconnue, n’est pas étonnée de le voir, aujourd’hui, défendre sa taxe partout sur les plateaux. « Gabriel avait déjà cette volonté de vulgarisation. Il arrive à articuler recherche académique de premier plan et engagement politique. Il n’y en a pas beaucoup comme lui ! », s’enthousiasme la chercheuse, très engagée au moment des législatives de 2024 en faveur du Nouveau Front populaire. Lui, assure-t-il, n’a « jamais été encarté. »

Gabriel avait déjà cette volonté de vulgarisation. Il arrive à articuler recherche académique de premier plan et engagement politique.

J. Cagé

Sa thèse de doctorat sera publiée aux éditions du Seuil en 2013. En France, l’affaire Cahuzac n’est vieille que de quelques mois. Mais c’est de l’autre côté de l’Atlantique, lorsque l’ouvrage est traduit en 2015, que les travaux de l’économiste vont susciter le plus d’attention. Un écho qui s’intensifie à partir de 2019, lorsque l’économiste enseigne à l’université de Berkeley, puis lors de la publication, d’abord en anglais, du Triomphe de l’injustice, en 2020. Année cruciale aux États-Unis où le pays est secoué par les élections présidentielles.

« C’est le Vénézuela »

Là encore, un outil pédagogique vulgarise ses travaux : le site internet, TaxJusticeNow.org. Des courbes, quelques clics, et vous pouvez mesurer ce que peuvent rapporter plusieurs impôts à l’État américain. La mesure s’incruste dans les programmes des deux prétendants démocrates à Washington, Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Gabriel Zucman et son comparse de toujours et co-auteur du Triomphe de l’injustice, Emmanuel Saez, leur avaient déjà fourni quelques notes auparavant. Les deux Frenchies bossent avec leurs équipes pendant plusieurs mois.

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Finalement, c’est Warren qui sera la plus inspirée. La sénatrice propose une taxe de 2 % sur les fortunes supérieures à 50 millions de dollars et 3 % sur chaque dollar au-dessus de 1 milliard. Si les richissimes veulent fuir : 40 % de taxe et la déchéance de nationalité. Forcément, au pays du billet vert, la mesure donne des sueurs froides. Le milliardaire Michael Bloomberg commente : « C’est le Vénézuela ». Leon Cooperman, pilier de Goldman Sachs, considère que Warren « chie sur le putain de rêve américain ». Comme souvent, quand on s’attaque aux portefeuilles, les plus riches commentateurs perdent en lucidité.

Pourtant, faire en sorte que les plus grandes fortunes paient, a minima, autant que les autres, est une proposition qui reste en haut du podium des mesures fiscales les plus populaires. Y compris en France, un pays où on en a fait des tartines sur l’imposition et le rapport prétendument houleux que les Gaulois ont avec les taxes. Gabriel Zucman ne manque pas de souligner ce plébiscite : « En France comme dans tous les pays, il y a toujours au moins 70 % de l’opinion publique en faveur de cet impôt », note-t-il. « Difficile, pour les élus de la nation, d’être aveugles à cette réalité. »

Déjà adoptée à l’Assemblée nationale

C’est ce que le chercheur a pu constater en février, quand l’Assemblée a adopté en première lecture la proposition de loi contenant sa fameuse taxe sur les patrimoines. Pendant les débats, les députés du Rassemblement national et des macronistes ont ferraillé contre la gauche qui portait le texte. « Mais le jour du vote, ils ont déserté l’hémicycle », constate-t-il. « Voter contre cet impôt, c’est voter pour le droit des milliardaires à payer zéro. » Pour le parti d’extrême droite qui s’autoproclame défenseur des catégories populaires, ça fait tâche.

J’ai peur que ce soit la réédition de 1909, où le Sénat, à majorité conservatrice, avait bloqué un impôt sur le revenu pourtant voté par la chambre des députés.

G. Zucman

Pour les plus libéraux, enfiler le costume du Père Noël des plus riches peut passer encore. Surtout quand on est moins pressé par l’opinion publique, comme c’est le cas des sénateurs qui ne sont pas élus au suffrage direct. « J’ai peur que ce soit la réédition de 1909, où le Sénat, à majorité conservatrice, avait bloqué un impôt sur le revenu pourtant voté par la chambre des députés. Le texte avait finalement été adopté, mais cinq ans plus tard », analyse le disciple de Thomas Piketty, l’auteur du mondialement connu Le Capital au XXIe siècle, qui fut son directeur de thèse. « C’est le jeu démocratique », philosophe-t-il, même s’il soulève qu’il existe désormais des chiffres établis – et inédits – sur l’optimisation fiscale compilés par l’Institut des politiques publiques, dans une étude en 2023.

Un totem en train de tomber

Malgré ce risque de blocage au Sénat, la mesure, et plus largement la justice fiscale, est de moins en moins un totem libéral impossible à faire tomber. Comme un symbole, mercredi 11 juin, la veille du vote au Sénat, deux économistes libéraux se sont joints à Zucman pour soutenir la pertinence de sa taxe dans une tribune publiée dans Le Monde. L’ancien chef du Fonds monétaire international, Olivier Blanchard et l’auteur du programme économique d’Emmanuel Macron en 2017, Jean Pisani-Ferry, se joignent à Zucman pour écrire : « On peut débattre du niveau de ce prélèvement [de 2%], mais pas de la mise en conformité de nos lois fiscales avec nos principes constitutionnels d’égalité devant limpôt. »

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Un sacré pas en avant pour Olivier Blanchard, qui considérait, il y a un an, que le programme économique du Nouveau Front populaire était « plus dangereux » que celui du Rassemblement national. « C’est le fruit d’un long travail pédagogique. Le pouvoir des idées », commente sobrement Gabriel Zucman. La députée écologiste, Eva Sas, rapporteur de la proposition de loi, s’en félicite : « Il fallait mobiliser tout notre réseau pour faire bouger la société. »

Une alliance avec Camille Étienne

Une mise en mouvement que l’intéressé avait déjà perçu lorsqu’il était invité au G20, en 2024. Le Brésil, qui présidait le cénacle des grandes puissances, avait convié l’économiste à présenter son imposition minimum sur les ultra-riches. « Bruno Le Maire était présent au G20. Au départ, il était sceptique. Et puis finalement, la France a commencé à être moteur sur ce sujet à échelle internationale », observe-t-il, même si Emmanuel Macron, lui, a toujours été contre l’idée d’une taxe franco-française.  Il ne veut pas taxer les très hautes fortunes. C’est une constante depuis 2017 », regrette l’heureux détenteur depuis 2023 d’une médaille John-Bates-Clark – l’équivalent d’un Prix Nobel en économie.

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Gabriel Zucman a participé à changer la perception de l’évasion fiscale. Ses travaux ont eu des conséquences politiques et continuent d’en avoir.

M. Zemmour

« Gabriel Zucman a participé à changer la perception de l’évasion fiscale. Ses travaux ont eu des conséquences politiques et continuent d’en avoir », relève l’économiste Michaël Zemmour, lui aussi planté dans l’œil du cyclone libéral pendant la bataille des retraites. D’autant plus depuis que Gabriel Zucman multiplie les communications avec la jeune figure écologiste, Camille Étienne. « L’association de chercheurs avec des militants est relevée uniquement quand sont portées des idées contestataires. Pourtant, toutes les chaînes d’info mettent en avant des économistes qui reprennent les intérêts des banques. Et ce discours militant-là, il n’est jamais pointé du doigt », constate le membre du Haut conseil des finances publiques.

« Je me suis engagé dans cette proposition, ça fait partie du job de convaincre », explique l’intéressé. Que fera-t-il si la proposition de loi ne passe pas ? Le gouvernement a déjà annoncé qu’un dispositif s’inspirera de ses travaux. « Mais le taux évoqué est de 0,5 %, et la taxe exclurait les biens professionnels – soit 90 % de la richesse des personnes concernées. » Inefficace ? « Ça rapporte 40 fois moins à l’État. Vingt milliards par an d’un côté, 500 millions de l’autre. » On ne connaît guère de kryptonite face à Super-Zucman, pas même les nombreuses lâchetés de la Macronie face au grand capital.

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