Extrême droite : quand le ministère de l’Intérieur vole au secours de « Frontières »
Fondateur du média d’extrême droite Frontières, Erik Tegnér a fait appel à la place Beauveau pour régler un problème personnel de passeport périmé. Ce qu’aucun journaliste sérieux n’oserait faire, sauf à nager dans l’absence totale de déontologie.
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Le 29 mai, le journal Marianne publiait une enquête sur « les réseaux de Bruno Retailleau, jusqu’aux confins de la droite ». Le journaliste y décrit les liens très étroits qu’entretient le ministre de l’Intérieur avec, notamment, « la presse de droite et d’extrême droite ». En premier lieu, le média d’extrême droite Frontières, anciennement Livre Noir, dont ASI se demandait déjà, en avril, s’il s’agissait vraiment de journalisme. L’épisode relaté par Marianne illustre tristement leur amateurisme – et leurs liens avec le gouvernement.
Le 18 mars 2025, Erik Tegnér, fondateur de Frontières (et éditorialiste régulier, et très virulent, sur CNews), part en Argentine pour couvrir les manifestations anti-Javier Milei, le président argentin libéral d’extrême droite. Il voyage avec Gérault Verny, député ciottiste et proche du RN, qui détient 20 % des parts du média. Un député qui est donc actionnaire du média, et lui a apporté son soutien à l’Assemblée nationale lorsque les « journalistes » de Frontières en ont été exfiltrés en avril, après avoir publié une cartographie qui « mettait une cible dans le dos » des assistant·es parlementaires LFI.
L’actionnariat d’un député dans un média d’extrême droite est déjà, en soi, peu banal : imaginez donc les hauts cris si un·e député·e de gauche était actionnaire et soutien public d’un média indé comme Mediapart ou ASI. Mais passons, car l’histoire ne concerne pas tant Verny que les liens très privilégiés d’Erik Tegnér avec… la place Beauvau.
« Quoi d’étonnant à ça ? »
Celui-ci va donc embarquer pour Buenos Aires. « Seulement, à l’enregistrement, le trentenaire est mis sur le côté », raconte Marianne. « Tegnér avait préalablement déclaré son passeport comme perdu et ne peut embarquer. Il finit au commissariat de la police aux frontières. Fin du reportage ? Non, il décroche son téléphone et appelle… le cabinet du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Celui-ci débloque aussitôt la situation. » Marianne a questionné le ministère de l’Intérieur au sujet de cette intervention. La réponse : « On est intervenu pour s’assurer qu’il puisse passer. On le fait souvent pour des journalistes […]. Quoi d’étonnant à ça ? ».
Résumons donc : un « journaliste » d’extrême droite voyage à l’étranger sans son passeport valable (erreur de débutant) ; est amené au commissariat de la police aux frontières (scoop : les frontières s’appliquent donc aussi à Frontières) ; et pour s’en sortir, appelle… le ministre de l’Intérieur, qui accède à sa requête immédiatement ! Amateurisme, absence totale de déontologie, et connivence avec un ministre : le mélange des genres donne le tournis.
« Quoi d’étonnant à ça ? » demande le ministère de l’Intérieur. Bien sûr, il arrive que les autorités se préoccupent de visas ou négocient pour permettre à des journalistes d’entrer dans des pays difficiles d’accès. Les correspondant·es à l’étranger, surtout en régimes autoritaires, comme vous le racontait ASI en février, doivent sans cesse mettre à jour leur autorisation de travail et voient parfois leurs visas révoqués sans raison par un pays tiers.
Les journalistes qui se respectent n’ont pas pour habitude de dépendre des autorités pour régler leurs problèmes de passeport ou de visa.
Le ministère des Affaires étrangères – et non de l’Intérieur – n’a alors souvent d’autre choix que d’intervenir diplomatiquement, une situation qui met mal à l’aise les journalistes, qui deviennent malgré eux des « pions diplomatiques ». Que l’on soit bien clair : ça n’est en aucun cas la situation dans laquelle Erik Tegnér s’est retrouvé le 18 mars. Au grand âge de 31 ans, celui-ci ne sait tout simplement pas renouveler son passeport avant sa date d’expiration.
Les journalistes qui se respectent n’ont pas pour habitude de dépendre des autorités pour régler leurs problèmes de passeport ou de visa en dernière minute, ni ne jouissent de passe-droits pour traverser les frontières. Et aucun journaliste sérieux ne penserait une seconde à décrocher son téléphone pour se plaindre au gouvernement d’un problème aussi trivial qu’un passeport périmé. La carte de presse permet d’entrer au tribunal et dans les musées, pas dans d’autres pays sans respecter les règles en vigueur. Ne peut s’honorer du statut de journaliste qu’une personne qui en respecte la déontologie. Ce qu’Erik Tegnér, en petit télégraphiste du ministère de l’Intérieur, n’a toujours pas compris.
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