« En Guinée-Bissau, le Blanc est précédé par son image d’ex-colon »
Deuxième long métrage du réalisateur portugais Pedro Pinho, Le Rire et le couteau met en scène les séquelles de la colonisation au long d’un film fleuve à la hauteur de sa haute ambition esthétique et politique.
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Le Rire et le couteau / Pedro Pinho / 3 h 31.
Sérgio (Sérgio Coragem), un ingénieur portugais, est chargé par une ONG de rédiger un rapport sur les conséquences écologiques et sociales de la construction d’une route en Guinée-Bissau. Au fil de ses rencontres, il fréquente une communauté fêtarde et semi-marginale, se rapprochant notamment de la belle Diára (Cleo Diára), femme forte tenant un restaurant, et de son ami·e queer Gui (Jonathan Guilherme). Le Rire et le couteau, second long métrage de Pedro Pinho, présenté à Cannes à Un certain regard, est un film d’une ampleur incroyable, dont la grande puissance politique est intrinsèquement liée aux partis pris formels et de mise en scène du cinéaste. Une œuvre fleuve où le documentaire affleure sans cesse sous la fiction.
Après L’Usine de rien, où vous vous penchiez sur le travail en usine, vous tournez un film en Guinée-Bissau, où il est question de l’ex-colonisation par le Portugal et du postcolonialisme aujourd’hui. Votre cinéma est-il résolument tourné vers les exploités ?
Oui, je suis très sensible à tous les rapports de force de pouvoir, et à ce qui pourrait permettre des transformations sociales. Mon père s’est exilé en France pendant la dictature pour fuir la guerre coloniale – ce que les Africains concernés appellent la guerre de libération. On m’a donné le prénom Pedro en fonction de cette histoire. D’une certaine façon, je ne pouvais pas y échapper.
Sérgio est un « homme bien », qui s’intéresse sincèrement aux personnes qu’il rencontre. Pourtant il est toujours traité avec une certaine distance et ironie. Un Blanc, un Portugais, a-t-il sa place en Guinée-Bissau ?
Je prendrais le problème à l’opposé. Ce n’est pas qu’il n’a pas sa place, c’est qu’il a une place qui le précède, c’est-à-dire celle que l’histoire lui a donnée, autrement dit celle des ex-colons. C’est ça, l’angoisse de Sérgio. Il n’a pas les outils lui permettant de démontrer le contraire. Parce que, finalement, il est aussi cela, malgré lui.
En outre, il essaie d’éclipser toutes les tensions, toutes les violences que suscite ce qu’il représente. Mais c’est impossible. Par exemple, s’il arrive dans un café ou dans une banque, il bénéficie de privilèges et de rapports avec les autres en raison de cette place historique. Inversement, on renvoie à une personne africaine arrivant en Europe une image qui la précède malgré elle. Dès lors, les rencontres qui ont lieu sont fausses, la plupart du temps.
Les membres de l’ONG pour laquelle Sérgio travaille ne sont pas valorisés ni ceux, très paternalistes, qui rendent visite à des populations pour évoquer des latrines plus hygiéniques qui ont été installées. Pour quelle raison ?
On a l’habitude de considérer les ONG comme faisant le bien. Mais, quand je me suis rendu à Bissau ou ailleurs en Afrique, j’ai compris que c’était plus complexe. Les employés des ONG habitent la ville, ont souvent de plus hauts salaires que le reste de la population, sont plus élevés dans la hiérarchie sociale que lorsqu’ils sont en Europe. J’y vois la prolongation d’un rapport colonial dans un monde postcolonial.
La scène des latrines, je l’ai vécue moi-même en 2010, dans un village de Guinée-Bissau. J’étais là pour réaliser un documentaire sur les ONG. J’ai vu ainsi des Blancs, parlant des langues européennes, entrer à plusieurs avec des traducteurs chez des habitants, pour leur poser des questions telles que celle qu’ils posent à une vieille dame dans le film : « Quand tu voulais aller aux toilettes la nuit et que tu devais aller dans les bois, quel mensonge racontais-tu à ton mari pour qu’il ne comprenne pas que tu avais envie de déféquer ? » C’est fou de se permettre cela ! Les acteurs que nous avons trouvés pour cette scène travaillent dans des ONG. Ils se sont proposés pour interpréter leurs propres rôles.
Avaient-ils conscience que le film allait contre eux ?
Pas contre eux en tant que personnes. C’est un fonctionnement structurel que je montre. Bien sûr, il ne faut pas généraliser. La plus grande part de ce que les ONG accomplissent est essentielle pour les communautés qui en dépendent. C’est pourquoi, en réalité, le film ne s’érige pas contre les ONG – et d’ailleurs, ce n’est pas mon rôle de juger. Mais il problématise la forme de ce rapport avec les populations, qui pourrait être plus juste.
Au centre de l’intrigue du film, il y a la construction de la route, qui va bousculer le mode de vie des populations vivant dans des villages lointains et enclavés, que Sérgio va visiter, séquence occupant toute la dernière partie du film…
Dans ces villages, j’ai compris qu’on pouvait recueillir des avis très différents, voire antagonistes chez une même personne, sur ces questionnements autour du progrès via l’arrivée d’une route versus le maintien des traditions, d’une culture des rizières qui est en train de disparaître, qui est aussi une culture de résistance. D’ailleurs, toute la Guinée-Bissau a une culture et une histoire de résistance, à l’empire du Mali, aux invasions arabes et européennes. Le plus grand groupe linguistique du pays se nomme les Balantes, ce qui signifie « ceux qui disent non ».
J’ai voulu faire ce film à cause de l’impression qu’on a tous aujourd’hui d’être dans un TGV qui se dirige droit vers un mur.
J’ai rencontré là-bas des contradictions qui sont les mêmes, sous une forme différente, que les miennes dans ma vie : je ne parviens pas à me priver d’une voiture, à ne pas utiliser de smartphone, alors que posséder ces choses a des implications qui me dégoûtent parce que j’en connais la facture pour l’humanité. On sait déjà qu’avec l’arrivée de la route, cette culture de résistance est condamnée, parce qu’elle va apporter le capitalisme. Mais cette route va aussi permettre d’aller à l’hôpital et donc de sauver des vies.
J’ai aussi voulu faire ce film à cause de l’impression qu’on a tous aujourd’hui d’être dans un TGV qui se dirige droit vers un mur. On sait où se trouvent les freins mais on ne veut pas freiner. Cette période est très pesante à vivre. Je ne sais pas comment expliquer à mes enfants qu’on est en train de construire un monde invivable pour eux.
Êtes-vous d’accord pour dire que l’une des scènes les plus politiques du film est la grande scène sexuelle où Sérgio est d’abord admis par Diára comme spectateur de ses ébats avec un ami à elle avant d’être accepté par elle ?
J’espère que c’est le cas. Un des points de départ du film est une visite que j’ai faite à l’île de Gorée, qui était un vaste entrepôt des personnes réduites en esclavage. De la maison du capitaine de l’île il y a une liaison par un escalier avec une cellule d’esclaves. Pour moi, il est clair que le capitaine n’avait qu’à descendre pour satisfaire ses besoins sexuels. Ce colonialisme sexuel a été institutionnalisé par l’architecture.
Je me suis aussi rendu dans les discothèques de Bissau et de Dakar. Le fait d’être blanc vous catapulte dans une position sociale dans l’échelle des désirs qui n’est pas la même que celle d’où l’on vient. Je voulais que ces rapports entre désir et pouvoir soient très présents dans le film, montrer à quel point ils sont liés et même, dans le contexte colonial ou postcolonial, exacerbés. Dans cette scène, ce que Diára est en train de dire à Sérgio, c’est : pour que cela soit possible d’être avec toi, il faut trouver un lieu de rééquilibre.
Sur le tournage, je fais en sorte que mes personnages incarnent le plus possible le flux temporel de la vie.
Quelle est la dose d’improvisation des comédiens dans le film ?
100 %. Certes, en amont, il y a un scénario et des dialogues écrits. Mais, sur le tournage, je fais en sorte que mes personnages incarnent le plus possible le flux temporel de la vie, où on ne sait jamais ce qui va arriver dans la seconde qui suit. Dans ma façon de mettre en scène, la caméra ne précède pas l’action mais la suit. Pour cela, il faut créer des situations où les acteurs ne savent que plus ou moins ce qu’on attend dramaturgiquement de la scène. Parfois, je donne des points de repère narratifs indiquant là ils doivent arriver. Mais, à chaque prise, ils peuvent trouver un nouveau chemin pour l’atteindre. J’essaie aussi de créer des surprises qui permettent aux acteurs de vivre la scène toujours pour la première fois. C’est dans ce sens que c’est 100 % improvisé, même si cette improvisation est encadrée.
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