Samah Karaki : « L’action est négligée dans le monde affectif »
Dans son essai L’empathie est politique, la neuroscientifique Samah Karaki décortique la construction sociale de l’empathie et ses biais discriminants. À rebours des discours portés dans la plupart des milieux militants, elle invite à mettre cette émotion à distance pour transformer le réel.
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© Maxime Sirvins
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J’ai écrit ce livre en constatant qu’on considérait l’empathie comme naturelle et qu’on était graduellement en train de la dépouiller de toutes ses influences sociales. Cela m’a fait penser à deux siècles en arrière, quand les inégalités sociales étaient extrêmement biologisées, ce qui légitimait un ordre social et des politiques eugénistes, qui sont par la suite devenues génocidaires. Ma réflexion était principalement liée à la situation à Gaza. Dans les débats politiques, j’entendais beaucoup de termes affectifs qui venaient paradoxalement donner une forme de rationalité à la riposte israélienne, voire à légitimer ce qui se passe à Gaza. C’est très proche de ce qu’il s’est passé aux États-Unis après les attentats de 2001, période durant laquelle les termes « empathie » et « compassion » étaient utilisés pour édulcorer ce qui se passait en Afghanistan et pour noyer le raisonnement complexe dans un lexique affectif.
Dans votre livre, vous développez la différence de traitement entre les attentats qui ont touché les pays occidentaux et ceux qui se produisent ailleurs dans le monde, notamment au Moyen-Orient. En quoi cette différence découle-t-elle de biais racistes ?
Physiologiquement, ressentir des émotions nous fait dépenser de l’énergie. On peut donc comprendre pourquoi on ne réserve pas cette énergie à des personnes qu’on ne connaît pas. Ce qui a peut-être aussi permis la survie de l’espèce, c’est que nous sommes organisés en groupes sociaux : nous consacrerons le plus d’attention, et donc de dépenses énergétiques, aux membres de notre groupe. On a davantage d’empathie pour ceux qui nous ressemblent. Dans le monde du journalisme, il existe la loi du « mort-kilomètre » : on traitera en priorité de l’actualité la plus proche de nous parce qu’on sait que c’est celle qui captera le plus l’attention du public.
L’empathie est politique. Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments, Samah Karaki,, JC Lattès, 300 pages, 22 euros.
Le 2 avril 2015, soit quelques mois avant les attentats du 13 Novembre à Paris, une attaque terroriste est perpétrée à l’université de Garissa, au Kenya, par des membres du groupe islamiste somalien Al-Shabab, faisant plus de 140 victimes, tuées dans leurs dortoirs. Elle n’a eu aucune couverture médiatique en France, alors qu’il s’agit du même type d’événement et du même ennemi. L’empathie, c’est la capacité à s’identifier. On s’identifie à ce que l’on connaît. On connaît la vie parisienne, même si on n’est pas parisien, parce qu’on l’a vue dans les représentations culturelles, et on l’a construite comme étant supérieure, plus complexe, plus riche que d’autres.
Dans les textes de sciences racialistes, il y avait beaucoup d’écrits sur la sensibilité intellectuelle et artistique des « races supérieures ». Donc les races dites « inférieures » n’avaient pas de richesse psychologique ni d’intériorité. C’est un biais raciste : on considère que l’autre est un vaisseau vide qui appartient à un bloc monolithique au sein duquel les personnes sont interchangeables. C’est le socle de la déshumanisation.
Comment les représentations biologiques que l’on s’est faites du cerveau se sont-elles construites parallèlement aux représentations des supposées races ?
La science n’a pas inventé le racisme. Il y avait une nécessité de légitimer la traite des Noirs derrière une pseudo-« neutralité scientifique ». Les scientifiques ont alors théorisé la supériorité intellectuelle des Blancs, en opposition à la pseudo-supériorité physique et à la moindre sensibilité à la douleur des races instrumentalisées pour la survie économique. Ce mécanisme de déshumanisation animaliste était appliqué aux « races » non blanches pour leur enlever leurs droits humains.
À la même époque, les scientifiques avançaient que, la circonférence crânienne des femmes étant plus petite que celle des hommes, la partie de la raison était moins développée chez elles. On supposait qu’elles étaient moins rationnelles. Il y a ici une opposition, qui n’a pas de fondement scientifique, entre émotion et raison, mais aussi une hiérarchie entre les deux. Les deux sont construites par l’ordre social.
Vous rejetez l’opposition entre raison et émotion. En quoi les émotions ont-elles une forme de rationalité ?
Quand on vit un événement, on a une réaction émotionnelle dans le corps qui nous permet d’évaluer la situation. Ces marqueurs somatiques nous permettent d’apprendre de la situation, d’anticiper la prochaine fois qu’elle se reproduira et d’adapter son comportement. Quand on a déjà été agressé dans la rue, on adapte ses réactions quand on voit quelqu’un avec un comportement suspect. C’est l’anticipation liée à l’émotion qui nous permet de changer de trottoir. Les informations émotionnelles sont donc loin d’être anarchiques, elles sont précises et adaptées.
Je pense que les connaissances et l’histoire peuvent mieux pousser à l’action.
Les émotions apprennent à l’être humain en tant qu’individu mais aussi à l’espèce. Il y a des événements historiques qui ont produit des émotions, comme des marqueurs somatiques à l’échelle de l’espèce, qui nous ont permis de créer le droit humanitaire et qui devraient nous éviter de reproduire les catastrophes parce qu’on peut les anticiper. C’est tout le débat autour du terme « génocide ». Pour Gaza, ce terme est utilisé par anticipation, parce que nous avons appris que ce genre d’indicateurs mène au résultat
de génocide.
Reconnaître les limites de notre empathie, n’est-ce pas simplement admettre que notre point de vue est situé ?
Complètement. On doit partir du principe que notre empathie a des limites physiologiques et comprendre envers qui nous avons de l’empathie, et à l’inverse envers qui nous n’en avons pas. C’est un bon début. Pas pour la réparer nécessairement mais pour ne plus la suivre. Suivre tout le temps cette empathie, c’est exagérer la capacité que nous avons sur notre propre pensée. Savoir que je suis située ne signifie pas que je ne suis pas biaisée, mais que j’en ai conscience, et donc je me fais moins confiance. Ici, je me heurte à la culture du développement personnel qui invite à cette confiance en soi exagérée. En quoi notre vie est-elle aussi riche et complexe pour que l’on puisse se dire que nous avons tout compris ? Il faut au contraire remettre le doute de soi comme étant une qualité, ce qui n’empêche pas d’avoir de l’estime de soi.
Si on arrive à voir les biais de notre propre empathie, comment peut-on les dépasser pour agir ?
Nous n’avons pas suffisamment de temps pour travailler sur nous-mêmes. À Gaza, il y a un génocide en cours, on n’a pas le temps de convaincre qui que ce soit. Avant, on pouvait très bien justifier les catastrophes lorsqu’on ne savait pas. Aujourd’hui on sait, et on ne fait rien. Donc aller faire appel à l’attention des gens qui ne réagissent pas au génocide, c’est une perte de temps et d’énergie. Les biais, tout ce qu’on peut savoir, c’est qu’on les a. Ce qu’il faut questionner, ce sont nos connaissances du monde. Si elles nous donnent à voir les autres par le prisme des hiérarchies sociales, c’est qu’il faut que nous acquérions d’autres connaissances.
Je pense que les connaissances et l’histoire peuvent mieux pousser à l’action. Quand je vois que des personnes qui auraient pu rester dans leur confort préfèrent se mettre en danger pour rejoindre Gaza en bateau, et qu’il y a des gens qui sont restés dans leur confort et qui moquent cette action, ça me désole. La Flottille de la liberté est une des actions les plus concrètes qui ont eu lieu ces derniers mois, par rapport à l’indignation molle, tiède, qu’on entend dans les médias et les discours politiques.
La contre-empathie ne vient pas de nulle part. Elle vient d’un biais qu’on appelle « la croyance en un monde juste ».
Cette action, aussi symbolique soit-elle, a mis en lumière le blocus humanitaire de Gaza dans l’absence d’une couverture sérieuse de ce crime de guerre. On a déjà vu dans l’histoire des convois humanitaires ou journalistiques mettre fin à des conflits. L’action est extrêmement négligée dans le monde affectif. On est tout le temps en réaction émotionnelle à ce qui nous est présenté, et le fait que les réseaux sociaux nous engourdissent dans un flux affectif d’images très violentes finit par nous donner à croire que nous avons agi.
Détricoter notre rapport à l’empathie, c’est aussi questionner les motivations de notre engagement. Comment percevez-vous le rapport à la compassion dans le domaine associatif ou de l’aide humanitaire ?
Il peut y avoir un syndrome du « sauveur blanc ». On va avoir des gestes d’empathie par devoir moral, pas parce qu’on considère l’autre comme son semblable, mais parce qu’on le considère comme inférieur. On peut aussi retrouver ce schéma dans certains couples hétéros au sein duquel l’homme se considère comme le sauveur de la femme, incapable de savoir ce qu’elle veut ; ou dans le comportement de beaucoup de féministes dans leur rapport aux travailleuses du sexe ou aux femmes voilées. Il y a toujours l’idée que l’autre n’est pas suffisamment sensible intellectuellement pour avoir une agentivité, c’est-à-dire pour agir sur son sort.
Le bien-être procuré par l’aide qu’on fournit à l’autre implique que l’on soit un sujet actif. C’est ce qui nous arrive à nous, bien-pensants, quand on voit les images de ce qui se passe à Gaza, et qu’on se sent tellement importants nous-mêmes qu’on a l’audace de parler de ce que ces images nous procurent. Ce n’est pas le moment de parler de soi, c’est indécent. Ça renvoie encore une fois au fait que notre intériorité psychologique est centrale par rapport au vécu de l’autre. L’empathie devient de ce fait une position de pouvoir.
Dans votre livre, vous théorisez une émotion à l’opposé de l’empathie : la « contre-empathie ». Peut-elle aussi être instrumentalisée à des fins politiques ?
Bien sûr. La contre-empathie, c’est le plaisir ressenti quand l’autre, l’ennemi, souffre. Les politiques nazies en sont un exemple. Il fallait trouver un bouc émissaire, les juifs, qui ont été désignés par les politiques et les médias comme une communauté dangereuse. Le peuple allemand, en situation de précarité économique, se percevait donc lui-même victime de cette communauté.
Comme on se vit en tant que victime, on s’octroie un droit de légitime défense, et quand on est en légitime défense, s’il arrive du mal à l’autre, il y a une justice qui est établie, et donc la récompense découle de cet idéal de justice retrouvé. La contre-empathie ne vient pas de nulle part. Elle vient d’un biais qu’on appelle « la croyance en un monde juste », dans lequel, si l’autre est mauvais, la justice est rétablie s’il lui arrive du mal. Tout cela est, une fois de plus, conforté par les sciences racialistes.
Si l’empathie ne peut pas être un moteur d’action altruiste ou de transformation, d’autres émotions
le sont-elles ?
Les émotions qui ne sortent pas de l’intime, qui ne s’organisent pas, n’ont pas d’impact sur le réel. Elles s’arrêtent à notre propre corps et ne donnent rien à l’autre. Je voudrais néanmoins remettre à l’honneur la honte et la colère. Si on prend l’exemple de la honte d’être dans une situation de privilège, c’est un très bon début. C’est l’anticipation du regret : j’apprends qu’un acte produit des conséquences négatives, donc la prochaine fois j’anticipe le regret et je fais une sorte de résistance cognitive. C’est ça apprendre. C’est ça s’émanciper de soi.
La honte est une émotion très apprenante.
Cette honte est une émotion très apprenante. On fait la guerre à cette émotion, mais si on ne passe pas ce cap très difficile, si on la refuse, la transformation ne commence pas. C’est parce qu’on regrette qu’on se demande ce qu’on ferait différemment la prochaine fois. Les émotions s’essoufflent vite, c’est pour ça qu’il faut se dépêcher de les verser dans une organisation politique, collective.
L’incertitude est intéressante aussi. C’est le fait de ne pas être certain d’avoir compris une situation. Le manque de certitudes peut être résolu par la recherche d’information. L’incertitude provoque la même réaction dans le corps que l’intoxication alimentaire, donc on a forcément envie que ça s’arrête. Le mieux est de la contrer par le fait d’accepter la complexité d’un sujet. L’autre aussi est un monde complexe, riche, incertain auquel je n’ai pas accès. Sortir de sa tête, et « rendre visite à l’autre », comme le disait Hannah Arendt, qui était d’ailleurs très opposée à l’empathie, permet de construire des liens sociaux plus sains.
À ce titre, l’amitié est plus intéressante que la fraternité : l’autre n’est pas mon semblable, il n’est pas mon frère, nous ne sommes pas de la même famille. L’amitié devient peut-être plus intéressante philosophiquement que la famille, parce qu’elle permet de découvrir la différence, de se transformer à travers elle. Je pense que ces émotions sont transformatrices, mais je ne pense pas non plus qu’elles soient une réponse. Pour moi, la forme la plus noble et la plus transformatrice de l’intelligence humaine, c’est l’action.
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