Fanny Gollier-Briant : « Il faut absolument repolitiser la souffrance des jeunes »

La pédopsychiatre au CHU de Nantes considère le « plan psychiatrie » présenté en juin par le gouvernement largement insuffisant, alors que les chiffres sur la santé mentale des adolescents et des jeunes adultes sont extrêmement inquiétants.

Elsa Gambin  • 16 juillet 2025 abonné·es
Fanny Gollier-Briant : « Il faut absolument repolitiser la souffrance des jeunes »
À Nantes, le 11 juillet 2025.
© Maylis Rolland / Hans Lucas pour Politis

Fanny Gollier-Briant est professeure associée et cheffe du service psychiatrie et développement (PsyDev) enfants-ados-jeunes adultes au CHU de Nantes. Elle est spécialiste du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité.

Il semblerait, au vu de la permanence de chiffres alarmants, que la crise sanitaire était loin d’être la seule responsable du mal-être des jeunes. Peut-on affirmer que cette « tendance » est bel et bien un mouvement de fond, hélas durable ?

Fanny Gollier-Briant : Oui. D’autant que l’augmentation des consultations aux urgences pour gestes suicidaires ainsi que dans les unités spécialisées en troubles du comportement alimentaire (TCA) précédait la crise du covid. On a commencé à constater cette hausse dès 2017-2018. Donc, en effet, ce n’est pas un épiphénomène. Nous observons par exemple une augmentation exponentielle des passages aux urgences pour gestes autoagressifs, notamment chez les jeunes filles.

Le suicide est la troisième cause de mortalité chez les 15-29 ans.

Nous avons espéré que le raz-de-marée serait transitoire – celui-ci nous a d’ailleurs plongés dans un état de sidération quand nous avons compris que nous n’allions pas pouvoir accompagner tous les jeunes dans le soin. Mais notre point de vue de soignants et soignantes est en train de changer. Aujourd’hui, il est clair que ce mal-être est une donnée structurelle du fonctionnement de la société, et la réponse ne peut être purement médicale et pédopsychiatrique.

Comment cette dégradation de l’état de santé se manifeste-t-elle ?

Chez les 18-24 ans, le taux de personnes concernées par la dépression est passé de 11,7 % en 2017 à 21 % en 2021, et les études épidémiologiques montrent que plus de la moitié des jeunes de moins de 25 ans ont des moments de détresse et de souffrance psychologique. Au niveau mondial, un jeune sur 7 entre 10 et 19 ans souffre de troubles mentaux : il s’agit là vraiment de pathologies. Et le suicide est la troisième cause de mortalité chez les 15-29 ans. Ça, ce sont les chiffres.

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Nous, ce qu’on observe concrètement, c’est davantage de gestes autoagressifs, de TCA, de comportements addictifs, de troubles anxieux et de dépressions. Il y a également tout un pan des souffrances psychologiques qui est un corrélat des violences sexistes et sexuelles (VSS), et un autre pan qui relève de la dimension psychotraumatique [symptômes de souffrance exprimés à la suite de tout type de violences ou d’événements traumatisants, N.D.L.R.].

Il nous faut déconstruire nos préjugés raciaux et notre pensée coloniale, qui imprègnent encore beaucoup la psychiatrie.

Cette souffrance de la jeunesse, on a tendance à l’oublier, se perçoit mondialement.

Oui, il faut cesser d’être occidentalo-centré. Nous connaissons les données d’autres pays. Au Kenya, par exemple, 30 % des jeunes vont mal sur le plan psychiatrique, alors que ce taux se situe plutôt autour de 15 % dans les sociétés occidentales. Il nous faut absolument déconstruire nos préjugés raciaux et notre pensée coloniale, qui imprègnent encore beaucoup la psychiatrie, pour enfin comprendre que cette souffrance des jeunes est liée à un système mondial, actuellement néolibéral, capitaliste, extractiviste et violent. Ce qui touche évidemment tous les pays.

Génocides, réchauffement climatique, guerres, montée de l’extrême droite, politiques sécuritaires, réseaux sociaux aux algorithmes chronophages et aux contenus culpabilisants, pression scolaire… Tout cela doit jouer un rôle dans cette dégradation de la santé mentale des jeunes, n’est-ce pas ?

On traverse effectivement, selon moi, une crise très profonde qui est celle d’un modèle civilisationnel fondé sur l’accélération, l’optimisation et la domination. Et ce modèle est délétère pour le développement d’un être humain et le respect de ses besoins fondamentaux. On ne peut plus penser la souffrance des jeunes comme un problème individuel ou une vulnérabilité personnelle. Cette société veut absolument responsabiliser l’individu à outrance, nous empêchant de comprendre que la violence et la domination sont systémiques.

Comment grandit-on dans un univers où certains adultes font n’importe quoi ?

Nous avons besoin de penseurs et de penseuses comme Edgar Morin, Bruno Latour, Hartmut Rosa ou Donna Haraway pour pouvoir penser la complexité du monde et la question du maintien du vivant et de l’écologie. Comment grandit-on dans une société qui nous jette à la tête l’absurdité du monde, dans un univers où certains adultes font n’importe quoi ? Il faut vraiment repolitiser ce qui se passe, et notamment la souffrance des jeunes, car c’est l’une des marques d’un monde qui court à sa perte.

Les passages aux urgences et les gestes suicidaires sont plus nombreux chez les filles que chez les garçons. Subissent-elles davantage la violence du monde ou bien est-ce simplement que l’expression de leurs symptômes est plus visible ?

Dans un monde structuré par les rapports de pouvoir, les filles sont dominées à la fois à cause de leur âge et de leur genre. En effet, notre société exerce de la domination sur les enfants, même si c’est dans un but d’éducation et de protection. Mais les filles, en plus, vont subir du sexisme, de la misogynie, une charge mentale plus importante, notamment des injonctions liées au corps, au rôle performatif du genre, etc. Ce qui rend évidemment très vulnérable. On peut sentir très tôt que l’on fait partie des dominées.

« Il est donc logique que les petites filles et les adolescentes soient les sentinelles qui nous montrent à quel point le monde est oppressif. » (Photo :
Maylis Rolland / Hans Lucas pour Politis.)

Concernant les violences sexistes et sexuelles, elles en sont aussi les principales victimes, même s’il convient de rappeler que la prévalence des garçons victimes de violences sexuelles est sous-estimée, justement à cause des injonctions autour de la performativité du genre. Les garçons vont donc moins parler. Or les VSS viennent percuter le développement de l’enfant et de l’ado, et pulvériser sa personnalité, le rendant plus vulnérable à la dépression, à l’anxiété, aux psychotraumas, aux TCA, aux automutilations… Il est donc assez logique que les petites filles et les adolescentes soient les sentinelles qui nous montrent à quel point le monde est oppressif.

Les filles retournent la violence contre elles-mêmes, tandis que les garçons la dirigeront vers autrui.

Peut-on également établir un lien, du côté des garçons, avec ces conduites d’extrême violence vues récemment – actes quasi uniquement tournés vers des filles et des femmes d’ailleurs ?

La majorité des auteurs de ces actes sont en effet des jeunes garçons mal insérés socialement, ou ayant subi du harcèlement,qui vont développer ou non une pathologie mentale, mais qui, en tout cas, se sentent exclus et pas à leur place dans la société, ce qui les rend vulnérables aux idéologies masculinistes. Aujourd’hui, on voit bien que la souffrance des garçons est directement liée à la manière dont on a conditionné l’expression de genre dans notre société. Les filles retournent la violence contre elles-mêmes, tandis que les garçons la dirigeront vers autrui.

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Il n’y a pas assez de modèles qui montrent une masculinité saine et sereine, et le backlash général pétri de discours réactionnaires racistes, misogynes et masculinistes n’aide pas les jeunes garçons à s’ancrer dans quelque chose de posé et de constructif. Mais il ne faut pas oublier que, lorsqu’un garçon commet un geste « spectaculaire », celui-ci sera extrêmement médiatisé, alors qu’au même moment des centaines de jeunes filles feront des tentatives de suicide sans que personne n’en parle. On sait pourtant qu’il y a une surreprésentation des filles dans les cas de dépression, d’anxiété, de psychotraumas et de TCA.

Les signes de mal-être apparaissent-ils de plus en plus tôt ?

Les débuts de pathologie se manifestent en effet aujourd’hui chez des personnes très jeunes. Avant, les TCA chez une enfant prépubère étaient rarissimes. Or on note un nombre élevé de filles de 9, 10 ou 11 ans qui ont des comportements de restriction alimentaire et des angoisses extrêmement importantes autour de l’alimentation. Il en est de même pour les tentatives de suicide, alors qu’auparavant elles se produisaient plutôt autour de 15-16 ans. Des intellectuelles et des chercheuses comme Joanna Bourke et Liz Kelly ont pensé il y a longtemps les conséquences des VSS chez les filles. Et bien ces conséquences sont visibles plus tôt désormais.

« L’école, la protection de l’enfance, la justice : le démantèlement des services publics est un geste politique pour exclure les plus vulnérables. » (Photo : Maylis Rolland / Hans Lucas pour Politis.)

Cette santé mentale en péril vient en plus se heurter à la dégradation des services publics, la psychiatrie et la pédopsychiatrie étant exsangues depuis de nombreuses années.

Elles vont mal, oui, mais tout comme les acteurs et les actrices communautaires avec qui elles travaillent. L’école, la protection de l’enfance, la justice : le démantèlement des services publics est un geste politique pour exclure les plus vulnérables et ce positionnement politique est antinomique avec ce que nous, soignant·es, souhaitons défendre. À savoir une société égalitaire, joyeuse, inclusive, créatrice, protectrice du vivant. Si nous devons repenser la psychiatrie, et il faut le faire, selon moi, pour arrêter de la centrer uniquement sur les soignant·es, nous avons besoin de tous ces acteurs et actrices, or ils et elles vont hélas aussi mal que nous.

Traiter la jeunesse de dilettante, indifférente, feignasse, violente ou je-m’en-foutiste est une manière de neutraliser le pouvoir qu’elle pourrait avoir.

La santé mentale a été propulsée « grande cause nationale 2025 » par le gouvernement, qui a récemment lancé son « plan psychiatrie ». Qu’en pensez-vous ?

On ne va pas être mécontents du fait que la psychiatrie soit désignée grande cause nationale, mais il se trouve qu’avant c’étaient les violences faites aux femmes, et rien de bien révolutionnaire n’en est sorti. Pour le moment, il me semble que c’est surtout un effet d’annonce. On attend de voir ce que cela peut concrètement changer dans les prises en charge, mais aussi dans le processus de déstigmatisation de la santé mentale et de la psychiatrie. Pour l’instant, on ne constate aucun positionnement clair du gouvernement.

En parlant du gouvernement, il se joue aussi un discours très négatif sur la jeunesse, perçue comme fainéante ou délinquante, une jeunesse à mater, à modeler, à soumettre. Cette vision politique influe-t-elle sur la manière dont les jeunes se perçoivent ?

On voit en effet émerger des pseudo-théories sur cette « génération Z » qui ne voudrait plus rien faire, le « nouveau rapport au travail », etc. Mais il faut se poser les bonnes questions. Cette génération semble en fait davantage consciente des violences, de ce que leurs aîné·es avaient intériorisé et normalisé. Cette génération vient donc titiller les précédentes en leur disant frontalement : « Pourquoi avez-vous accepté cela ? Ce n’est pas ça, une société égalitaire. »

« Si on pouvait commencer par écouter les jeunes simplement comme des êtres, des personnes, des citoyens et citoyennes ayant quelque chose à dire du monde dans lequel ils et elles vivent, ce serait déjà un pas important. » (Photo : Maylis Rolland / Hans Lucas pour Politis.)

Mais, pour que le capitalisme continue de fonctionner, les gagnants actuels du système vont venir stigmatiser cette jeunesse qui le remet en cause, en exerçant un fort contrôle social. Soit cette jeunesse se range derrière leurs valeurs, soit elle est ostracisée. Bien sûr, les conséquences seront pires pour les jeunes racisé·es. Traiter la jeunesse de dilettante, indifférente, feignasse, violente ou je-m’en-foutiste est une manière de neutraliser le pouvoir qu’elle pourrait avoir.

En parallèle, on voit aussi émerger des courants de pensée jusqu’à présent marginaux qui théorisent et veulent remettre en cause cette domination des adultes sur les enfants. Je pense par exemple au travail de Tal Piterbraut-Merx (1).

Oui, et tant mieux, car notre société devient de plus en plus misopédique [la misopédie désigne une aversion pour les enfants, N.D.L.R.], et ce n’est pas par hasard. Auparavant, il fallait faire des enfants pour qu’ils soient les forces travailleuses de demain, puis on a compris qu’il fallait les aider à bien se développer et s’épanouir. Mais, aujourd’hui, on en est à l’étape où ils sont parfois vus uniquement comme des variables d’ajustement qui doivent embêter le moins possible les adultes, voire être invisibilisés. Surtout, on observe une véritable volonté de contrôle de la jeunesse. Ce n’est donc pas un hasard si on commence à théoriser la domination des enfants de façon intelligente : cela vient percuter de plein fouet cette inquiétante montée de la misopédie.

1

Tal Piterbraut-Merx, La Domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant, éditions Blast, 2024.

Sur le même sujet : Au-delà d’affaires « hors normes », penser la domination systémique des adultes sur les enfants

Pour terminer, quelle solution apporter à cette jeunesse ? Une solution qui ne pourra être uniquement clinique, vous l’avez dit, mais bien politique, écologique et sociale…

Tout à fait. Si on pouvait commencer par écouter les jeunes simplement comme des êtres, des personnes, des citoyens et citoyennes ayant quelque chose à dire du monde dans lequel ils et elles vivent, ce serait déjà un pas important. Ensuite, nous n’avons pas le choix d’impulser un changement sociétal et civilisationnel, de repenser la place des êtres humains dans le monde vivant, de (re) créer davantage de liens, de ressentir de la joie. L’enjeu est de pouvoir vivre malgré cette peur imminente d’une fin du monde. Pour cela, ayons confiance en nos enfants et nos jeunes : ils vont générer de l’espoir. Cette méfiance intergénérationnelle généralisée est bien trop délétère. Mais pour tout cela, je le redis, il faut commencer par repolitiser ce qui se passe.

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