« Le Grand Déplacement » : grand décentrage

Le dernier film de Jean-Pascal Zadi raconte les aventures de la première mission spatiale africaine. Pour qui appréhendait une énième ridiculisation de personnages noirs, il n’en est rien.

Rokhaya Diallo  • 1 juillet 2025
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« Le Grand Déplacement » : grand décentrage
© Mika Cotellon - Gaumont 2024 - Douze doigts productions - France 2 Cinéma

En quelques années, le réalisateur et acteur césarisé Jean-Pascal Zadi a imposé son style, entre absurde et satire sociale, dans la comédie française. Sa patte ? Les récits fish out of the water (1), un personnage plongé dans une situation invraisemblable radicalement étrangère à son contexte usuel.

1

Poisson hors de l’eau.

Dans Tout simplement Noir, coréalisé avec John Wax, succès surprise de l’été 2020, il est un acteur raté quadragénaire qui soudain décide de mener une manifestation d’envergure nationale en faveur des Noir·es. Dans la série En place, il est un éducateur de banlieue parisienne candidat à la présidentielle. Zadi prend un malin plaisir à incarner des personnages maladroits, à la limite des conventions – voire les transgressant ouvertement –, assumant son effronterie.

Son nouveau film ne déroge pas à la règle. Le Grand Déplacement – le détournement est évident – raconte les aventures de la première mission spatiale… africaine ! Ici, l’invraisemblance est dans l’énoncé même : des Africain·es dans l’espace ? Le seul fait que cela suscite l’hilarité interroge. Pourquoi l’idée d’une équipe spatiale africaine semble si grotesque ? Le comique induit réside de fait dans un inconscient raciste : confiner les Africain·es à une forme d’arriération primitive. C’est ce dont Jean-Pascal Zadi se joue avec sa coscénariste, Hélène Bararuzunza.

Revendiquer ce droit à l’imperfection (…) c’est clamer une humanité pleine et entière.

Pour qui appréhendait une énième ridiculisation de personnages noirs, il n’en est rien.  Certes, personnages et situations « typiques » prêtent à la moquerie, voire à l’embarras : pourtant, noire moi-même, je plaiderais pour dépasser le white gaze (2). Je comprends que les personnes noires soumises à une racialisation négative redoutent les images qui confortent ce regard blanc dépréciatif sur nos corps. Mais telle perception ne peut dicter nos faits et gestes. Nous ne pouvons, ni ne devons, nous montrer uniquement sous un jour digne et respectable. Revendiquer ce droit à l’imperfection, à la lâcheté, à la petitesse ou à la bizarrerie, c’est clamer une humanité pleine et entière là où elle est sans cesse déniée.

2

Regard ou filtre blanc : cadre de perception dominé par les normes, attentes et jugements nourris par la domination blanche.

Tour de force

Ce déplacement auquel le film invite est aussi bien physique que mental ; il ancre l’action à Abidjan, dans un environnement tourné vers le futur et animé par des Africain·es porteur·ses de nouveaux horizons susceptibles de bénéficier à l’ensemble de l’humanité. Tour de force rare que ce film grand public franco-belge dont l’intégralité des acteur·ices (3) sont d’origine ou d’ascendance africaine ! Le casting soigné porte la pluralité des identités africaines – les femmes ont la part belle – grâce à une galerie de caractères bien trempés, aux individualités et aux sensibilités propres encore trop peu accessibles aux acteur·ices non-blanc·hes sur nos écrans.

3

Jean-Pascal Zadi, Reda Kateb, Lous and The Yakuza, Fadily Camara, Fary, Déborah Lukumuena, Claudia Tagbo, Alassane Diong, Jean-Claude Muaka, Edgar-Yves, Éric Judor.

C’est à la fois l’épopée de Pierre, interprété par Zadi, Français d’origine ivoirienne découvrant, chaussé de gros sabots, le continent de ses aïeux, et celle d’une équipe issue de diverses contrées africaines contrainte, malgré ses divergences, à faire cause commune.

On apprécie aussi une série de références subtiles : la mission interstellaire nommée Black Star Line est un hommage à la compagnie maritime portée en 1919 par l’intellectuel jamaïcain Marcus Garvey pour relier la diaspora africaine. La planète découverte est baptisée NARDAL, comme les sœurs Paulette et Jane Nardal, Martiniquaises précurseures du mouvement de la négritude en France.

Les personnages dont les noms évoquent le psychiatre martiniquais et algérien Franz Fanon, la Prix Nobel de la Paix kenyane Wangari Matai ou le sociologue afro-américain W.E.B. Du Bois laissent échapper, entre deux répliques bien senties, des citations célèbres comme celle du cinéaste sénégalais Ousmane Sembène. Le stylisme est un éblouissant contrepied au film spatial classique : l’élégance des tenues se conjugue avec des combinaisons floquées du drapeau panafricain et les coiffures sculpturales imaginées par la talentueuse Nadeen Mateky.

Jean-Pascal Zadi ne se contente pas d’un déplacement, il nous décentre.

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