Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
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Droit international : quand règne la loi du plus fort La déroute du droit international De la force du droit au droit de la forceLes traités de Westphalie (1648), signant la fin de la guerre de Trente Ans, ont consacré la souveraineté des États-nations, fondant l’idée d’un ordre international basé sur l’égalité juridique des États. Mais cette égalité était déjà profondément biaisée. Elle s’appliquait aux puissances européennes, à l’exclusion totale des peuples colonisés. Le système westphalien a ainsi posé les bases d’un droit international eurocentré, ignorant les structures politiques et juridiques des autres civilisations. Dès ses origines, le droit international est donc une construction idéologique, masquant une réalité d’asymétrie de pouvoir : l’Europe codifie les règles du jeu qu’elle est seule à jouer.
L’expansion coloniale européenne s’accompagne d’une extension du droit international – mais toujours au profit des colonisateurs.
Une nouvelle étape structurante survient avec le Congrès de Vienne en 1814, organisé à la suite des guerres napoléoniennes. Ce congrès ne se contente pas de redessiner les frontières européennes : il réaffirme les principes d’un ordre monarchique et conservateur, stabilisé par le droit et la diplomatie entre grandes puissances.
Là encore, le droit international est mobilisé non pour promouvoir l’autonomie des peuples, mais pour garantir un équilibre entre empires, excluant toute forme de souveraineté populaire ou de reconnaissance des aspirations nationales non européennes. Le « concert des nations » issu de Vienne érige en norme la domination politique des grandes puissances sur un ordre mondial prétendument pacifié.
Du XVIIIe au début du XXe siècle, l’expansion coloniale européenne s’accompagne d’une extension du droit international – mais toujours au profit des colonisateurs. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, pourtant évoqué dès la Révolution française, reste lettre morte pour les colonies. La Conférence de Berlin (1884-1885), souvent oubliée, en est un exemple frappant : les grandes puissances y découpent l’Afrique sans la moindre considération pour les populations concernées – sous couvert d’un langage juridique et diplomatique qui donne à l’entreprise impérialiste une façade de légalité.
Entre deux pôles contradictoires
Après l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, le traité de Versailles de 1919 marque une tentative de refonder l’ordre international. Il institue la Société des Nations (SDN), dans un effort sans précédent de créer une gouvernance mondiale fondée sur le droit et la coopération. Ce moment semble ouvrir une brèche en faveur de la paix et de la diplomatie multilatérale. Pourtant, cette ambition se heurte rapidement à une contradiction profonde : le traité impose à l’Allemagne une humiliation juridique et symbolique qui alimente les ressentiments nationalistes.
Plutôt que de prévenir une nouvelle guerre, la SDN s’avère impuissante face aux déséquilibres qu’elle entérine, et c’est précisément dans ce terreau d’injustice que le nazisme va puiser sa légitimité. Toute l’ambivalence du droit international s’exprime ici : outil de pacification dans les discours, il peut, dans les faits, féconder de nouvelles violences.
À l’époque de Trump, il est difficile d’entendre la critique que Marx faisait des droits de l’homme. Parce que, tels qu’ils sont, imparfaits, on est encore bien heureux de pouvoir les invoquer aujourd’hui. Elle garde cependant toute sa pertinence théorique.
Marx rappelait que les principes d’égalité, de liberté et de sûreté qui figuraient dans les Constitutions révolutionnaires de 1791 et de 1793 – celle-ci étant pourtant la plus radicale de toutes – n’étaient jamais que les droits d’un homme socialement déterminé, « bourgeois » et « égoïste », disait-il, attaché à son droit à la propriété, qui figurait explicitement dans ces textes fondateurs. Et il posait une question toujours d’actualité : qu’est-ce qu’un droit à l’égalité dans un système inégalitaire ?
La question peut paraître dangereuse dans un monde où triomphent la violence et la force brute, car ce droit « bourgeois », il faut bien le défendre contre le chaos. Mais le questionnement de Marx peut aussi nous aider à comprendre que le droit ne représente jamais un absolu de justice.
Étendue au droit international, cette réflexion peut nous amener à nous interroger sur ce droit qui ne fait que codifier des rapports de force sociaux ou interétatiques. La Société des Nations de 1919 comme l’Organisation des Nations unies de 1945 n’ont jamais fait rien d’autre que codifier le droit des vainqueurs. Les sanctions infligées à l’Allemagne dans le traité de Versailles ont même été considérées a posteriori comme responsables du revanchisme ultranationaliste allemand qui a favorisé le nazisme. Le dépeçage des empires austro-hongrois et ottoman n’a laissé aucune place au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Combien de conflits futurs ont ainsi été préparés en Europe et au Moyen-Orient par le droit des vainqueurs ?
Après la Seconde Guerre mondiale, le trait le plus caricatural d’un non-droit inscrit au cœur même du système juridique international est le droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. L’idée « marxienne » qu’il n’y a pas de droit abstrait des rapports de force politiques, ou que celui-ci n’est jamais synonyme de justice absolue, n’a pas vieilli. À 46 reprises, les États-Unis ont ainsi empêché le vote d’une condamnation de la politique coloniale israélienne.
Et combien de fois, dans un passé récent, la Russie a-t-elle fait échouer des résolutions dénonçant sa propre agression de l’Ukraine ? Des guerres, des massacres et des injustices sont ainsi légitimés au nom du droit des « vainqueurs » de 1945. Ce qui devrait poser au minimum la question d’une réforme de l’ONU, pourtant inenvisageable tant que les forces en présence sont ce qu’elles sont aujourd’hui.
Denis Sieffert
La Seconde Guerre mondiale et la fondation de l’ONU marquent une étape essentielle. Le droit international se démocratise en apparence : le principe d’égalité souveraine est réaffirmé, la décolonisation se profile et les droits humains sont proclamés universels. Mais cette universalité est ambivalente. La Charte des Nations Unies consacre le Conseil de sécurité comme organe exécutif central dominé par cinq puissances disposant d’un droit de veto. Le droit international reste donc structuré par des rapports de pouvoir hérités.
L’ordre post-1945 reconduit la domination – mais sous une forme multilatérale, légitimée juridiquement. De même, la décolonisation, bien que réelle, fut encadrée par un droit qui empêchait toute remise en question de l’ordre économique mondial. Le système juridique international a ainsi souvent freiné les aspirations des pays du Sud à une réelle autodétermination économique et sociale, comme en témoignent les échecs du Nouvel ordre économique international (NOEI) dans les années 1970.
Aujourd’hui, le droit international oscille entre deux pôles contradictoires. D’un côté, il fournit un levier aux mouvements progressistes : justice climatique, droits des femmes, droit des réfugiés, droit des peuples autochtones. De l’autre, il sert les intérêts des multinationales et des États dominants à travers des accords de libre-échange, des mécanismes de règlement des différends investisseurs-États (ISDS) ou encore des régimes de sanctions unilatérales.
Le droit international contemporain reflète et reproduit les rapports de domination du capitalisme globalisé.
Les institutions comme l’OMC ou le FMI imposent des normes juridiques contraignantes aux pays du Sud, tandis que les droits économiques, sociaux et culturels – pourtant reconnus – restent largement non justiciables. Le droit international contemporain, en ce sens, reflète et reproduit les rapports de domination du capitalisme globalisé.
Renverser la perspective
Face à cette histoire ambivalente, une gauche critique plaide pour un renversement de perspective. Il ne s’agit pas de rejeter en bloc le droit international, mais de le repenser depuis les marges : du point de vue des peuples opprimés, des mouvements sociaux, des territoires en lutte. Des initiatives comme le Tribunal permanent des peuples, les résistances autochtones aux projets extractivistes ou encore les appels pour une justice climatique mondiale montrent qu’un autre droit international est possible – fondé sur la solidarité, la justice sociale et la réciprocité, plutôt que sur la puissance et le profit.
Le droit international n’est donc pas une abstraction neutre. C’est un champ de bataille. Pour les forces progressistes, le défi est de s’en emparer, de le subvertir, et d’en faire un outil d’émancipation véritable – contre l’histoire séculaire de la domination légitimée par le droit.
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