« Les Voleurs d’ampoules », une traversée initiatique
Dans ce premier roman, Tomasz Różycki fait voyager le lecteur dans une barre d’immeuble polonaise à la fin de l’ère soviétique, à travers le regard enchanté et malicieux d’un enfant.
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© Fondation Jan Michalski
Les Voleurs d’ampoules / Tomasz Różycki / traduit du polonais par Isabelle Macor / Noir sur blanc, 192 pages, 21,50 euros.
Sans intrigue ni coup de théâtre, Tomasz Różycki invente une odyssée dans laquelle dieux et héros se partagent la scène. Cette scène, c’est le très long couloir du dixième étage qui sépare l’appartement de Tadeusz, le narrateur, de celui de Stefan, chez qui il doit se rendre pour aller moudre les grains de café péniblement obtenus pour l’anniversaire de son père.
Cette mission simple donne lieu à une traversée initiatique dans un paysage brutaliste, souvent misérable, propice à la description de la Pologne communiste des années 1980. Chaque pas ouvre une digression, allant du portrait d’un voisin à l’évocation d’un souvenir, dessinant page après page une galerie poétique des lieux.
Une prouesse rendue possible par l’esthétisme particulièrement soigné de la langue de Tomasz Różycki, d’ailleurs reconnu pour ses recueils de poèmes avant de signer ce premier roman. Tous les sens sont ainsi sollicités, en particulier l’ouïe. Dans cet immeuble, ça coince, ça tambourine, ça couine. Le langage n’est pas abstrait, mais bien ancré dans des sensations, parfois désagréables, qui emportent le lecteur dans toute la matérialité des lieux.
L’humour omniprésent du narrateur renforce ce plaisir de voyager à travers cette barre souvent obscure.
L’écriture précise dessine finalement les contours d’un monde dans lequel les personnages naviguent, entre files de rationnement, dénonciations et appartements trop petits… Dans ces conditions, lorsque la folie survient – et elle survient beaucoup –, la magie se déploie à son tour sous la forme de dieux qui prennent possession des corps. Cette alternance entre le fantastique enfantin et la brutale réalité confère au récit toute sa profondeur, à la manière d’un conte.
Allégresse
Cependant, loin de se confiner dans une lecture binaire et sombre de cette période, le texte est ponctué d’instants d’allégresse à travers les relations d’entraide entre les personnages et la joie de contourner ensemble les interdits. L’humour omniprésent du narrateur, qui relate ses souvenirs d’enfance alors qu’il est à présent bien plus âgé, renforce encore ce plaisir de voyager à travers cette barre souvent obscure (puisque les ampoules y sont sans cesse dérobées).
Il n’hésite d’ailleurs pas à se regarder écrire… Et en saute de joie lorsque le souvenir est trop intense. Même la critique du régime, bien que virulente, n’en demeure pas moins pleine d’ironie et de clins d’œil à discerner. S’ajoutent aussi les amis et surtout la famille, représentée comme le lieu de tous les possibles. Car, dans ce symbole de Pologne à bout de souffle, l’amour persiste et signe le début comme la fin de l’échappée.
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