Marguerite Durand, itinéraire d’une frondeuse

Dans une passionnante biographie, Lucie Barette retrace la trajectoire de cette intellectuelle féministe avant-gardiste dont la lutte prend racine dans la presse, mais qu’il serait difficile de restreindre à cette seule activité tant sa vie fut riche et surprenante.

Guy Pichard  • 9 juillet 2025 abonné·es
Marguerite Durand, itinéraire d’une frondeuse
Un portrait de Marguerite Durand par Jules Cayron (1868-1944).
© Photographie du tableau figurant dans les collections de la bibliothèque Marguerite Durand / Wikipédia / CC BY-SA 4.0

Marguerite Durand. Lutter par la presse, Lucie Barette, Les Pérégrines, 240 pages, 20 euros.

Comédienne, patronne d’un journal, syndicaliste, créatrice d’un club automobile pour femmes ou d’un cimetière pour animaux : difficile d’énumérer toutes les activités exercées par Marguerite Durand au long de sa vie. C’est à travers celle de journaliste que Lucie Barette, l’autrice de cette passionnante biographie, narre l’étonnant parcours de son héroïne. ­Le regard de l’enseignante-chercheuse sur cette histoire du féminisme français fait prendre conscience au lecteur que la stigmatisation des femmes emprunte toujours aux mêmes refrains.

Marguerite Durand refuse d’écrire son article et démarre alors une vie presque intégralement dédiée à la cause féministe.

Ainsi, l’évocation des violences conjugales dont est victime Marguerite Durand au début de sa vie d’adulte, à la fin du XIXe siècle, résonne de façon très contemporaine. Faire constater ses blessures par un médecin, contacter son avocat avec l’aide de son ami Georges Clemenceau (rien que ça) et faire reconnaître son fils chez le notaire dans la foulée… Aussi « modernes » soient ces démarches, Lucie Barette n’oublie pas que Marguerite Durand peut agir ainsi grâce à son statut social : celui d’une bourgeoise.

Née dans une famille aisée à Paris, en 1864, celle qui est d’abord passée par la Comédie Française délaisse les planches de la capitale pour le journalisme aux côtés de Georges Laguerre, son premier mari, avocat républicain et député boulangiste. En poste au Figaro, elle est envoyée couvrir un événement qui est le point de départ de l’ouvrage et sans nul doute le tournant de sa vie : le Congrès féministe international de 1896.

La commande de son employeur est claire : dénigrer l’événement. Le lecteur de 2025 appréciera la constance du journal, à l’époque dirigé par Francis Magnard, un monarchiste catholique. C’est tout le contraire qui se déroule. Marguerite Durand refuse même d’écrire son article et démarre alors une vie presque intégralement dédiée à la cause féministe.

Bousculer les institutions

Quel plaisir, ensuite, de suivre la carrière de cette femme encore trop méconnue, qui traverse l’histoire du pays en bousculant les institutions dans le but de faire avancer sa cause ! Louis XVII, Alexandre Dumas, Guillaume II ou encore Napoléon III passent plus ou moins près de son parcours, et l’on en vient à penser qu’une telle épopée mériterait aujourd’hui un long métrage, voire carrément une série.

J’espère avoir réussi à mettre en lumière (…) ce qu’elle avait de vrai, de complexe, de si aimable, de si flamboyant.

L. Barrette

Malgré ce que le titre de l’ouvrage laisse entendre, le prisme journalistique n’est pas si présent au fil des pages, bien que le journal La Fronde, fondé par Marguerite Durand, revienne sans cesse dans le récit, au gré de ses réussites ou déboires, éditoriaux ou financiers. Ce journal féministe en non-mixité est une première mondiale et les obstacles ne manquent pas, déjà, pour contourner la législation du travail défavorable aux femmes ou faire face aux critiques acerbes de ses confrères, hommes évidemment.

La Fronde du 1er janvier 1898. (Source : Bibliothèque Marguerite Durand / Domaine public.)

S’ensuivent d’innombrables engagements associatifs ou politiques, d’un syndicat de travailleuses à un club féminin automobile et même un cimetière pour animaux domestiques, à Asnières-sur-Seine. Un parcours qui étonne et ne peut que susciter l’admiration, sans toutefois que Lucie Barette perde de vue certains « ego trips » du personnage.

De nombreuses zones d’ombre demeurent sur la vie personnelle, et surtout amoureuse, de Marguerite Durand. Cependant, il serait difficile de reprocher ces lacunes à l’autrice, tant les heures de recherche sont perceptibles, de même que la volonté de rigueur, plutôt que l’interprétation, qui semble la guider.

Sur le même sujet : Quand les femmes sont moteurs des luttes

La fin du récit s’avère plutôt haletante. La santé de ­Marguerite Durand a beau décliner, la frondeuse continue de se lancer des défis. On peut alors ressentir le poids de ce fardeau de travail qu’elle s’inflige, ainsi que l’admiration de sa biographe. « J’espère avoir réussi à mettre en lumière – lumière qu’elle attirait à elle comme une diva – ce qu’elle avait de vrai, de complexe, de si aimable, de si flamboyant et lui avoir rendu un femmage humble et juste », note Lucie Barette à la fin de son ouvrage. De ce côté, le contrat est rempli.

Et si la couverture, où Marguerite Durand pose de manière flamboyante avec son tigre (certains y verront un clin d’œil à Clemenceau), ne manquera pas d’attirer, le lecteur parisien pourra approfondir le sujet, et trouver des réponses aux questions en suspens, en se rendant à la seule bibliothèque publique française exclusivement consacrée à l’histoire des femmes, au féminisme et aux études de genre : la bibliothèque Marguerite-Durand.


Les autres publications

Éloge de la culture en temps de crise, Jean-Michel Le Boulanger, Éditions Apogée, 88 pages, 10 euros.

Publié initialement en 2017, enrichi en 2019 et réédité en 2025, l’essai sonne le tocsin face aux atteintes portées à la culture : destruction d’œuvres, censure, coupes budgétaires, etc. Jean-Michel Le Boulanger signe un plaidoyer incisif : face aux crises économique, démocratique et identitaire, la culture est à la fois bouclier et pivot de cohésion sociale. L’auteur interpelle clairement responsables publics, artistes et citoyens pour qu’ils investissent dans une culture vivante, inclusive, critique et émancipatrice.

Sur le même sujet : Coupes budgétaires : la culture en butte à une forme de barbarie

Mon alphabet d’existence, Jack Ralite, Éditions Arcane 17, 220 pages, 25 euros.

Mon alphabet d’existence est un autoportrait poignant d’un homme fidèle à ses convictions, mêlant politique, culture et poésie. Jack Ralite y offre une lettre ouverte à la jeunesse, un ultime manifeste pour l’art populaire, la solidarité et les luttes sociales. Le récit résonne comme un bilan vital : l’itinéraire d’un homme engagé, un plaidoyer pour les utopies possibles du futur et un hommage à la résilience des banlieues populaires. Un ouvrage à la fois intime et universel, témoignage d’un engagement de vie.

La Machine à faire gagner les droites, Yves Citton, AOC, 228 pages, 16 euros.

Voici un essai qui n’a pas pour objectif de « ne pas désespérer Billancourt », mais qui peut ragaillardir. Le titre choisi par son auteur, Yves Citton, professeur de littérature et médias à Paris-8, en donne une idée : La Machine à faire gagner les droites. Partout dans le monde (États-Unis, Italie, Argentine, Hongrie, France…), les droites triomphent aux élections. Leurs programmes en seraient-ils la cause ? Pas vraiment, aux yeux d’Yves Citton, qui y voit davantage le résultat d’un mécanisme électoral et médiatique spécifique qu’il analyse de près avec un regard acéré et novateur.

Il détaille notamment les (mauvaises) tendances lourdes du journalisme ou les dynamiques conspirationnistes, en soulignant comment les affects y jouent un rôle prépondérant. Reste qu’une machine, ça se démonte et se remplace par d’autres processus. Ainsi, l’auteur « contre-machine », non sans humour, dans une dernière partie qui a pour elle d’être à la fois utopique et réaliste. Ce sont une série de mesures ou d’initiatives qu’il ne serait pas impossible de prendre, au prix, pour la gauche, d’efforts sur elle-même et d’un élan transnational. Chiche ?

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