En Louisiane, Trump réviser la mémoire de l’esclavage
Depuis son retour à la Maison Blanche, le président des États-Unis mène une offensive contre les institutions culturelles engagées dans la transmission de la mémoire de l’esclavage. Reportage en périphérie de la Nouvelle-Orléans.
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© Apolline Guillerot-Malick
Sous une chaleur intense ponctuée d’averses tropicales, le petit groupe de visiteurs serpente entre les chênes recouverts de mousse, talonnant Najia Harry, guide touristique à la Whitney Plantation, un musée situé à près de 70 kilomètres de la Nouvelle-Orléans, en Louisiane. Le lieu est entièrement consacré à la mémoire de l’esclavage. De mémoriaux listant les victimes du génocide en baraquements d’esclaves, la visite s’achève par une œuvre rendant hommage à des insurgés décapités en 1811, à la suite d’un soulèvement contre le système esclavagiste.
« Cette partie de l’exposition me rappelle que mes ancêtres n’étaient pas faibles. Ils se sont battus », commente Najia Harry. Pour de nombreuses personnes, la visite est particulièrement douloureuse. « C’est juste inimaginable ces petits enfants qui travaillaient et mouraient ici, réduits en esclavage », témoigne Alton Andre Scott, 68 ans, un retraité accompagnant une sortie destinée aux jeunes de son église, très ému derrière ses larges lunettes de soleil.
La visite ne met volontairement pas l’accent sur la maison des maîtres, débarrassée de son mobilier et présentée uniquement à travers le regard des esclavagisés qui l’ont construite. Un positionnement politique que certains ont perçu comme la cause de l’annulation en mars 2025, deux mois après l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, de deux bourses fédérales qui avaient été attribuées au musée.
Bien que la suspension n’ait en réalité pas visé exclusivement la Whitney Plantation et que les subventions aient été rétablies peu après, cette mesure s’inscrit plus largement dans la bataille menée par l’administration Trump contre la propagation d’une « idéologie inappropriée » dans les musées états-uniens.
Ce qui se passe aujourd’hui, on l’a déjà connu ailleurs dans l’histoire, dans des régimes totalitaires.
A. L. Araujo
Un terme issu du décret présidentiel « Rétablir la vérité et la raison dans l’histoire américaine », publié en mars 2025 et dans lequel on peut lire que, « au cours de la dernière décennie, les Américains ont été témoins d’un effort concerté et généralisé visant à réécrire l’histoire de notre Nation » et que « ce mouvement révisionniste cherche à saper les réalisations remarquables des États-Unis en présentant ses principes fondateurs et ses jalons historiques sous un jour négatif ».
Début juin, le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs exigé du National Park Service l’installation dans ses sites de panneaux invitant les visiteurs à rapporter toute information dont ils estiment qu’elle présente négativement l’histoire ou les paysages américains.
La guerre mémorielle gagnée par le Sud
Dans le viseur de l’administration Trump, il y a notamment l’Institut Smithsonian de Washington, qui regroupe une vingtaine de musées dont celui d’art africain ou celui d’histoire et de culture afro-américaines. Le gouvernement a aussi proposé de vendre le Freedom Rides Museum, symbole des luttes pour les droits civiques à Montgomery, dans l’Alabama, qualifiant le site de « non essentiel ».
« Ce qui se passe aujourd’hui, on l’a déjà connu ailleurs dans l’histoire, dans des régimes totalitaires : au Brésil sous Getúlio Vargas, dans l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste. Cette façon de contrôler ce que les gens lisent, de décider quelle mémoire doit être affichée dans l’espace public et de qualifier certains types d’art de dégénérés », éclaire Ana Lucia Araujo, historienne spécialiste de la mémoire de l’esclavage et professeure à l’université d’Howard, à Washington.
On peut retrouver le projet mémoriel du camp Trump dans le Project 2025, un manifeste publié en 2023 par le think tank conservateur Heritage Foundation, qui avait fait le pari de la réélection de Donald Trump : « Le peuple américain a rejeté la monarchie et le colonialisme européens, tout comme il a rejeté l’esclavage. » Cette vision édulcorée de la période esclavagiste est encore largement répandue aux États-Unis. À ce jour, aucun musée national n’est dédié exclusivement à la mémoire de l’esclavage et quelques manuels scolaires d’États du sud continuent de présenter les esclavagisés comme des « travailleurs » ou de valoriser les « compétences » qu’ils auraient acquises.
En Louisiane, la romantisation du « Deep South » (le sud des États-Unis) est entretenue par certains acteurs d’une économie touristique rapportant chaque année plusieurs millions de dollars, notamment grâce aux séances photo au milieu des colonnes néogrecques des maisons esclavagistes. On entend des échos de ce discours à la sortie de la Whitney Plantation. « Il y a une beauté qu’on ne trouve pas en ville. Avec toute cette verdure, de vieux arbres magnifiques et même les alligators. C’est tellement beau », s’extasie Becky Smith, une visiteuse venue du Massachusetts.
« Il faut se souvenir que le camp qui a perdu la guerre de Sécession a en réalité gagné la guerre mémorielle. Ce sont eux qui ont commencé à construire des monuments confédérés. L’histoire de l’esclavage, elle, était transmise au sein des familles afro-américaines, dans des institutions privées, mais n’a jamais vraiment fait partie du récit historique national, rappelle Ana Lucia Araujo. Auparavant, le récit qui était raconté était une version enjolivée de l’histoire, une sorte de narration à la Autant en emporte le vent, qui excluait complètement les personnes esclavagisées. On ne parlait d’elles que pour évoquer la figure du bon esclave loyal, ou bien décrire les révoltes d’esclaves comme des anomalies. Aujourd’hui, on voit bien une tentative de rééquilibrer cette mémoire. »
Je peux imaginer le sentiment puissant et libérateur que ce doit être de voir un tel symbole d’oppression partir en fumée.
La Whitney Plantation a joué un rôle essentiel dans ce rééquilibrage mémoriel en Louisiane. Selon le docteur Ibrahima Seck, cofondateur et actuel directeur de recherche du musée, « le fil conducteur principal, c’est d’enseigner l’histoire de l’esclavage comme partie intégrante de l’histoire des civilisations, pas seulement comme une histoire de déportation et de maltraitance inouïes, même s’il faut en parler, mais aussi de montrer que ces gens ont bâti les fondations de l’économie américaine », explique-t-il. Par volonté de suivre cette vague progressiste ou par simple opportunisme économique, de nombreuses plantations ont emboîté le pas de la Whitney après son ouverture en 2014.
Un selfie devant les flammes de la Plantation Nottoway
Et pour cause, les anciennes plantations occupant les bords du Mississippi, déclencheurs traumatiques pour les Afro-descendants, suscitent toujours des tensions dans la région. Fin mai 2025, un incendie ayant ravagé la plantation Nottoway, un hôtel de luxe dont le site web ne fait aucune mention de l’esclavage, a suscité l’enthousiasme de certains internautes afro-descendants.
« Je suis allée voir la Plantation Nottoway être réduite en cendres », écrivait la docteure en histoire Mia Crawford-Johnson en légende d’une série de photos et d’un selfie postés sur son compte Instagram. « Je peux imaginer le sentiment puissant et libérateur que ce doit être de voir un tel symbole d’oppression partir en fumée. Cela n’effacera jamais l’horreur, mais parfois il faut brûler pour pouvoir bâtir un monde meilleur », réagissait une internaute en commentaire.
« À travers mes visites guidées, je veux que les gens comprennent que le fait que l’esclavage soit “terminé” ne veut pas dire qu’il n’a pas encore une énorme influence sur cette nation de nos jours », explique Najia Harry. La Great River Road, le tronçon de 100 kilomètres le long du Mississippi regroupant d’anciennes plantations dont la Whitney et des communautés noires autonomes fondées après l’abolition de l’esclavage, est de fait surnommée « l’allée du cancer » en raison de la toxicité des industries qui jalonnent ses berges.
Face à ce racisme environnemental, certains habitants espéraient voir l’inscription du territoire au titre de monument historique national, ce qui aurait permis d’en limiter le développement industriel. Mais l’arrivée de l’administration Trump a sonné le retrait par le National Park Service du dossier de la Great River Road, qui avait pourtant déjà reçu un avis favorable.
J’ai juste le sentiment que je dois ça à mes ancêtres.
N. Harry
À la fin de sa visite, sa large gourde toujours en main, Najia Harry marque une pause à l’ombre d’une rangée d’arbres faisant face au mémorial de granit dédié aux enfants morts sur la plantation : « Ma grand-mère paternelle était consternée quand je lui ai annoncé que j’allais travailler à la Whitney, confie-t-elle. Ses grands-parents et ses arrière-grands-parents étaient sur cette plantation. Elle m’a dit : “Ils ont tout fait pour s’en échapper. Pourquoi y retournes-tu ?” J’ai essayé de lui expliquer que ce n’était pas la même chose, que j’allais raconter leur histoire. Je ne sais pas… J’ai juste le sentiment que je dois ça à mes ancêtres. »
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