« Jamais je n’aurais imaginé vivre une scène de guerre sur un navire humanitaire »
Le 24 août, le navire humanitaire Ocean Viking a été attaqué dans les eaux internationales par les tirs des garde-côtes libyens, alors qu’il naviguait vers une embarcation en détresse. Lucille Guenier, coordinatrice de la communication de SOS Méditerranée, était à bord.

© Max Cavallari / SOS Méditerranée
Dans le même dossier…
« La lutte a rendu visibles les sans-papiers qui rasaient les murs » À Calais, pour les personnes exilées, le flou règne autour de l’accord franco-britanniqueÀ travers mes jumelles, j’aperçois deux hommes armés et masqués à bord d’un patrouilleur libyen. Ils nous mettent en joue. Je n’ai pas le temps de prévenir mes collègues. Une balle est tirée.
Il est 15 h 03, dans les eaux internationales quand le patrouilleur libyen ouvre le feu, sans sommation, sur la passerelle et le poste de commandement de notre navire humanitaire, l’Ocean Viking. À ce moment-là, nous faisons route vers une embarcation en détresse avec l’accord des autorités maritimes compétentes.
Il s’agit d’un patrouilleur Corrubia Class, offert par l’Italie en 2023 et financé par l’Union européenne dans le cadre de sa politique d’externalisation des frontières.
Les balles transpercent les murs, les vitres explosent. Je rampe au sol, tétanisée. Mes collègues sur le pont s’empressent de mettre en sécurité les 87 personnes rescapées que nous venions de secourir le matin même, puis s’allongent par terre pour se protéger.
Allongée sur le sol de la passerelle, j’entends le chef de mission et le médiateur culturel les supplier de cesser les tirs. En réponse : des insultes. Puis vient la pluie de balles. Pendant plus de vingt longues minutes, nous sommes pris pour cible. Un véritable déluge s’abat sur notre bateau-mère. Les garde-côtes libyens tournent autour de notre navire à trois reprises, ouvrant le feu à chaque passage avec leurs armes automatiques.
Il s’agit d’un patrouilleur Corrubia Class, offert par l’Italie en 2023 et financé par l’Union européenne dans le cadre de sa politique d’externalisation des frontières.
Jamais je n’aurais imaginé vivre une scène de guerre sur un navire humanitaire. Pas ici. Pas en Méditerranée. Pas aux portes de l’Europe. Plus d’une centaine de balles ont été tirées. Tout près du panneau où l’on pouvait lire « vous êtes en sécurité », une balle a laissé son empreinte. L’Ocean Viking, qui était notre refuge, notre lieu de travail, notre maison, s’est transformé en champ de bataille. Le 24 août 2025, je ne l’ai plus reconnu.
Le lendemain, en route vers la Sicile pour débarquer les personnes secourues, nous regardons en direct une conférence de presse de la Commission européenne. L’incident est évoqué. Sans condamner. Sans même reconnaître la gravité de l’attaque. Nous sommes sidérés. Les vies en mer ne valent-elles rien ?
Nous sommes en colère. Les garde-côtes libyens ne sont en réalité que des miliciens, en collusion avec des trafiquants d’êtres humains, des passeurs. Nous sommes en colère parce que l’Union européenne continue à financer et équiper ceux qui tirent sur des humanitaires et des personnes en détresse.
Nous sommes sidérés. Les vies en mer ne valent-elles rien ?
Aujourd’hui, l’Ocean Viking est à l’arrêt, inopérant, au large d’Augusta, en Sicile. Je pense à celles et ceux qui prendront la mer demain, fuyant la guerre, la misère, les persécutions. À toutes celles et ceux que nous ne pouvons plus secourir tant que nous sommes en incapacité de repartir en mer. Des hommes, des femmes et des enfants traversent la mer et y laissent leur vie, tandis que nous restons impuissants.
Une autre ONG humanitaire vient de repartir en mer. Et j’espère, de tout cœur, qu’elle ne sera pas, elle aussi, prise pour cible. Depuis ce jour, nous travaillons sans relâche pour témoigner, pour alerter, pour faire entendre ce qui s’est passé. J’ai l’impression de crier. Et j’espère que ce cri sera enfin entendu.
La carte blanche est un espace de libre expression donné par Politis à des personnes peu connues du grand public mais qui œuvrent au quotidien à une transformation positive de la société. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un DonPour aller plus loin…

« Ingénieur et marin, je n’arrivais plus à rester passif par rapport à Gaza »

On peut aimer sans se dominer

« La France savait que si mon fils allait là-bas, sa vie serait détruite »
