10 septembre : « Pourquoi est-ce toujours aux jeunes des quartiers de rejoindre les mobilisations ? »
Le 10 septembre devait rassembler tout le monde. Pourtant, les jeunes des quartiers populaires étaient peu représentés. Absents ou oubliés ? Dans les rassemblements, au sein des associations et pour les jeunes eux-mêmes, la question s’est posée.

© Maxime Sirvins
Dans le même dossier…
Aurore Koechlin : « Le 10 septembre scelle le début d’un mouvement social » Ce que « Bloquons tout » peut construire en vue du 18 septembre « Nos enfants qui vivent mieux que nous est une idée très largement menacée » « Bloquons tout, surtout les riches »Devant la direction de France Travail gardée par des agents de sécurité, dans le 20e arrondissement de Paris, deux femmes discutent : « Bien sûr qu’il faut garder de l’espoir, même si on en a de moins en moins », regrette l’une. « Même si on a perdu plein de lutte, on y croit », lui répond l’autre. Elles ont la cinquantaine et sont venues soutenir le rassemblement organisé par la Collective des mères isolées (N.D.L.R, une association de soutien des femmes élevant seules leurs enfants, née en 2020).
Quand Sophia* parle à son fils des différentes manifestations, il lui répond : « Nous, on n’est pas considérés comme des Français. » « Et la gauche se demande où ils sont mais ils ne les sollicitent jamais », renchérit Maria, pince à cheveux pastèque accrochée à la banane. Elle poursuit : « Moi, j’ai toujours eu peur pour mes enfants. Nos jeunes, ça fait 40 ans qu’ils se font tabasser par la police. »
Pour elle, la gauche a compris ce qu’était la répression que subissaient les quartiers populaires au moments des gilets jaunes, mais rien n’a changé. Son constat est simple : « Ils sont inclus nulle part. » Une troisième femme, environ 40 ans, écoute la discussion et acquiesce. Elle est venue ici pour essayer de comprendre quels sont les leviers « pour tout changer ». Elle montre autour d’elle la trentaine de personnes, en majorité des femmes, venues ce midi : « Je ne sais pas comment on fait pour passer de ça à un vrai changement politique. »
Julie, cofondatrice de la Collective des mères isolées, prend la parole : « Ce que j’apprécie avec ‘Bloquons tout’, c’est qu’on fait des ponts entre nous, on va en AG, on se rencontre. Il faut qu’on débauche des gens. » C’est la première fois, explique-t-elle, que ses collègues se sont sentis concernés par le mouvement en cours et qu’ils lui ont posé des questions sur le droit de grève.
Je ne sais pas comment on fait pour passer de ça à un vrai changement politique.
Elle encourage ceux qui sont là à s’exprimer : « Si quelqu’un veut venir parler de sa situation… » Nadia Meziane se présente : « Précaire depuis toujours, actuellement au RSA. » La militante à Lignes de crêtes, un site antiraciste et internationaliste, souligne : « Les gens qui ont lancé le 10 septembre, c’est les gens qui sont pas partis en vacances, c’est la moitié des Français. » AESH pendant 10 ans, elle s’est retrouvée au fil du temps à s’occuper de huit élèves au lieu de deux. Elle martèle : « Avec toutes mes collègues, on était en burn out. Et en plus, on nous dit que l’école est menacée par les musulmanes. Sans les musulmanes, l’éducation nationale en région parisienne, elle tient pas. Et sans les femmes précaires, il y n’a personne dans cette société qui tient. »
« Les gens ne prennent plus la parole. On a peur »
Une femme qui travaille dans un centre médico psychologique poursuit : « Je peux vous dire que je reçois des personnes en grande précarité qui viennent, parce que psychiquement, ils pètent les plombs. Ils sont pas là pour parler parce qu’ils ont peur. On les a tellement invisibilisés et tapés sur la tête que les gens ne prennent plus la parole. On a peur. Peur de se faire viser, peur de pas avoir ses papiers, peur de faire blacklister dans une institution comme France Travail. »
Elle en est sûre : « On va s’organiser de mieux en mieux, et le fait d’être là, la parole circule et c’est déjà bien. » Une autre enchaîne : « On va commencer par dire ‘Macron destitution’ et ensuite affirmer qu’un autre monde est possible. » Elles entament un slogan : « Plus d’argent pour la guerre, de l’argent pour les précaires ! »
Les prises de parole n’ont pas duré, des petits groupes se forment. « Dans quel syndicat tu vas, quand t’es AESH la journée, que le mercredi, t’es baby-sitter chez des bourgeois et que tu fais 3-4 ménages ou des gardes de nuit pour boucler les fins de mois ? », demande Nadia Meziane, échangeant avec un photographe sur place, Soufyane Kastali. « Les modes de luttes ne sont pas forcément adaptés à nous. »
Pour autant, elle pense que le 10 septembre est une victoire. « J’ai rien à voir avec le gilet jaune bleu blanc rouge de Bar-le-Duc qui m’apprécie pas forcément et que je vais pas forcément apprécier. Mais on est ensemble. Ce qui se passe va donner du courage aux gens qui sont déjà sur les luttes. Puis ça renverse le narratif : on respire, on peut enfin dire les choses. »
Il est important de rappeler qu’au sein de ces jeunes, l’opinion n’est pas uniforme.
S. Bennani
Que ce soit sur les blocages ou dans les cortèges, les jeunes de quartiers populaires étaient finalement peu représentés. Malgré des mobilisations initiées dans des quartiers populaires notamment à Saint Denis, mais au lendemain du 10 septembre, un constat s’impose : les quartiers sont faiblement représentés dans la mobilisation.
C’est ce que rappelle Sarah Bennani, cofondatrice de la Jeunesse populaire, collectif né pendant les législatives de 2024 et qui porte la voix des jeunes de milieux populaires et précaires en politique : « Il est important de rappeler qu’au sein de ces jeunes, l’opinion n’est pas uniforme, tant sur les modes de mobilisation que sur la nécessité et la légitimité de participer à des mouvements comme celui du 10 septembre. » Pour elle, parler des « quartiers populaires » comme d’un bloc homogène revient à invisibiliser la diversité des trajectoires, des vécus et des rapports à l’engagement.
« Pour eux, c’est tous les jours le combat »
Au sein même de la Jeunesse populaire, les discussions sur la mobilisation ont fait émerger cette pluralité : « Certains, déjà habitués des mobilisations, trouvaient absolument nécessaire de se mobiliser et de ne pas attendre d’être appelés pour y aller. En somme, qu’il fallait prendre sa place. D’autres se sont sentis moins concernés, par manque de légitimité ou d’informations sur la question. »
Cette pluralité de ressentis n’affaiblit en rien les liens : elle reflète au contraire une forme de solidarité fondée sur la reconnaissance des divergences. « Il n’y a pas de porte-parole des jeunes issus de milieux populaires. On reste une somme d’individualités qui ont le droit au désaccord. »
On reste une somme d’individualités qui ont le droit au désaccord.
S. Bennani
Un point de vue partagé par Mehdi Gafour, président de l’association La Relève, implantée à Metz : « J’en ai beaucoup parlé avec les jeunes, avant et le jour même. D’abord, les dynamiques en province ne sont pas les mêmes qu’à Paris. À Metz, les événements ont été moins importants qu’à Paris. »
Mais surtout, il insiste sur une autre forme d’engagement, plus quotidienne, moins visible : « Les jeunes dans nos quartiers manifestent tous les jours. Lorsqu’il faut se plaindre de l’ascenseur en panne depuis plusieurs jours, quand on souhaite avoir accès à un logement convenable… Ils n’ont pas attendu une journée pour se mobiliser. Pour eux, c’est tous les jours le combat. »
Un sentiment de décalage
Céline, membre de l’Assemblée des quartiers, pointe un déséquilibre profond dans les dynamiques de mobilisation : les quartiers populaires sont souvent sommés de rejoindre les luttes nationales, sans que celles-ci ne viennent jamais réellement jusqu’à eux.
« À chaque mobilisation d’ampleur, on assiste à une criminalisation. Et ce sont toujours les jeunes des quartiers populaires qu’on cible en premier. C’est eux qui ont à perdre. » Elle questionne cette logique unilatérale d’engagement : « Qui vient à nous ? Pourquoi est-ce toujours aux jeunes des quartiers de rejoindre les mobilisations ? Lors des dernières révoltes urbaines, est-ce que les mouvements traditionnels sont venus jusqu’en banlieue ? Il n’y a pas de réciprocité. »
Lors des dernières révoltes urbaines, est-ce que les mouvements traditionnels sont venus jusqu’en banlieue ? Il n’y a pas de réciprocité.
Céline
Si l’on veut comprendre pourquoi de nombreux jeunes des quartiers populaires n’étaient pas dans la rue le 10 septembre, il faut aussi regarder du côté des manques structurels : manque d’appel clair à leur égard, manque de relais dans leurs espaces de vie, et parfois, simplement, un sentiment de ne pas être à leur place. Comme l’explique Céline : « Certains ne comprennent pas l’intérêt de cette mobilisation. Qu’est-ce que ça change concrètement pour eux ? Est-ce que ça répond à l’urgence de leurs revendications quotidiennes ? Pourquoi être présents lors de mobilisations qui ne les calculent pas le reste de l’année ? »
« Je ne me suis pas trop senti concerné, j’avais l’impression que c’était surtout un mouvement ouvrier et qu’il n’y avait pas vraiment de place pour les jeunes des classes populaires », avoue Hicham Lhamouz, 25 ans, habitant de Nanterre. Même ressenti pour Adbenour, étudiant et habitant du 18e arrondissement de Paris, qui dit ne pas vouloir « prendre des risques pour des sujets qui nous donnent le sentiment que ça ne nous concerne pas ».
Soutien à distance, engagement via les réseaux sociaux : sa participation est restée en surface. Comme pour beaucoup, cela ne relevait pas d’un rejet, mais plutôt d’un sentiment de décalage : « Je ne pensais pas que les gens allaient être au rendez-vous, je n’y ai pas trop cru. Je suis content de m’être trompé et je compte revoir mes préjugés sur ce mouvement », affirme Hicham. Abdenour déplore lui « un manque de conscience politique pour réaliser que le budget ça les concerne ».
La simple idée de participer à une manifestation peut, pour certains jeunes, constituer un risque réel. Dans un contexte déjà tendu, l’annonce de la mobilisation de 80 000 forces de l’ordre pour encadrer les manifestations a eu un effet dissuasif certain. « On connaît la violence qui peut avoir lieu envers des jeunes racisés, notamment en région parisienne. Je pense que ça en a découragé beaucoup, et à juste titre », affirme Sarah Bennani.
Pour aller plus loin…

Ce que « Bloquons tout » peut construire en vue du 18 septembre

« Nos enfants qui vivent mieux que nous est une idée très largement menacée »

« Rendre sa dignité à chaque invisible »
