Libre comme Radu Jude

Une rétrospective à Paris et un livre sont consacrés au cinéaste roumain tandis que l’un de ses deux nouveaux films sort sur les écrans.

Christophe Kantcheff  • 23 septembre 2025 abonné·es
Libre comme Radu Jude
Radu Jude a reçu l’Ours d’argent du meilleur scénario pour Kontinental ‘25 à la Berlinale en 2025.
© Ronny HARTMANN / POOL / AFP

Radu Jude, La Fin du cinéma peut attendre / Collectif /Éditions de l’œil, 288 p., 25 euros.

Radu Jude, cinéaste intranquille / rétrospective intégrale / du 23 septembre au 11 octobre / MK2 Bibliothèque Centre Pompidou, à Paris.

Au diable le cinéma de confort, rassurant et ronronnant, dans lequel on s’emmitoufle ! Voici Radu Jude, cinéaste roumain supersonique et détonnant. Le suivre n’est pas de tout repos. Ne serait-ce que cette année, deux longs métrages nous parviennent sous sa signature : Kontinental ’25, sur les écrans cette semaine, et Dracula, qui sortira le 15 octobre – dont nous parlerons alors.

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À la manière d’un Fassbinder (un de ses cinéastes inspirants), Radu Jude est un hyperactif, qui enchaîne les projets de natures diverses avec des esthétiques souvent très différentes, même si on y décèle des constantes : un regard critique sur son pays, la Roumanie, aussi bien sur son passé qu’au présent, une charge sans cesse renouvelée contre les pires développements du capitalisme et, avant tout, le rejet des bonnes manières et des normes admises, en particulier dans la façon de faire des films. Tout le cinéma de Radu Jude est une affirmation de sa liberté, d’autant plus réjouissante qu’elle peut être contagieuse.

Prolifique

Aujourd’hui âgé de 48 ans, Jude a déjà à son actif une œuvre prolifique : 14 longs métrages et presque autant de courts, qui n’ont pas moins d’importance dans son parcours artistique. En France, le cinéaste, qui se situe en marge du Nouveau Cinéma roumain (Cristian Mungiu, Cristi Puiu…), a été véritablement repéré à partir de 2015 avec Aferim !, qui lui a valu un Ours d’argent à la Berlinale, un western au superbe noir et blanc dont l’action se déroule au début du XIXe siècle et qui a pour sujet l’esclavage des Roms (un système qui a perduré pendant cinq siècles en Roumanie, jusqu’en 1856).

Puis l’engouement suscité à juste titre par le cinéaste s’est affirmé en 2021 avec Bad Luck Banging or Loony Porn, Ours d’or à la Berlinale, qui fait d’une sextape rendue malencontreusement publique un objet autrement moins pornographique que la société aux idées rances désireuse de vouer aux gémonies la professeure qui en est l’« héroïne ».

Effet de révélation

Pour autant, les spectateurs français sont loin d’être à jour avec la filmographie judienne. D’où la bonne idée du Centre Pompidou de lui consacrer une rétrospective intégrale – après celle du festival international de cinéma de Marseille (FIDMarseille) en juillet dernier. Tandis qu’un livre collectif consacré au cinéaste paraît simultanément, l’ensemble contribuant à établir plus solidement encore son statut de grand auteur.

Le titre du livre, Radu Jude. La fin du cinéma peut attendre, est une déclinaison de N’attendez pas trop de la fin du monde (2023), l’un des meilleurs films du réalisateur, qui contient tout son cinéma. On y trouve à la fois une tournure d’esprit punk, une vision crue de l’exploitation des travailleurs roumains par une société de l’ouest européen cynique à souhait, une réflexion sur les différents types d’images via la coexistence de longs plans séquence et de vidéos express du type TikTok et, last but not least, une héroïne au caractère bien trempé (Jude affectionne les protagonistes femmes et offre de beaux rôles à ses excellentes comédiennes, telles Ilinca Manolache dans N’attendez pas… ou Eszter Tompa dans Kontinental ’25).

Je m’intéresse à la trace de l’Histoire dans le présent, de cette ­Histoire noire, cachée, pas reconnue.

R. Jude

La ville de Bucarest est aussi très présente : le cinéaste porte en effet une attention particulière à l’architecture et à l’urbanisme d’une ville, sous l’inspiration notamment du philosophe Walter Benjamin. Le livre s’ouvre par un long et passionnant entretien que Radu Jude donne au critique Cyril Neyrat, où le cinéaste déclare : « On dit souvent que je m’intéresse à l’Histoire, mais non je ne m’intéresse pas à l’Histoire, je m’intéresse à la trace de l’Histoire dans le présent, de cette ­Histoire noire, cachée, pas reconnue. »

Sur le même sujet : « N’attendez pas trop de la fin du monde » de Radu Jude, pogo cinématographique

Dans plusieurs de ses films, documentaires et fictions, tournés vers le passé, Jude cherche, il est vrai, un effet de révélation – de la participation de la Roumanie dans la Shoah par exemple, volontairement ignorée par les Roumains – mais toujours avec une probité relevant de sa conscience aiguë dans l’utilisation des images et des sons.

Tête chercheuse

C’est le cas en particulier du long métrage documentaire The Exit of The Trains (2020), coréalisé avec l’historien Adrian Cioflâncă, qui opère comme un mémorial : le film est constitué de portraits de trois cent soixante-quatre des victimes juives du pogrom de Iasi (13 000 morts en tout), une ville à l’est du pays, tandis qu’une voix donne le nom de chacun et fait un récit laconique de leur mort. Le film s’achève sur des photos du pogrom lui-même.

Le cinéma garde une capacité à voir et penser d’une autre manière.

R. Jude

Bouleversant les frontières de son art en y intégrant des diptyques considérés comme incompatibles, par exemple la culture populaire et les auteurs du patrimoine, ou la vulgarité et l’éthique, Radu Jude se révèle être une tête chercheuse, un artiste qui n’a pas abandonné les idéaux des avant-gardes. « Il est très difficile pour un film d’être subversif aujourd’hui, dans nos sociétés, dit-il dans l’entretien déjà cité, mais tout de même je crois que le cinéma garde une capacité à voir et penser d’une autre manière. » Radu Jude nous invite à jouer à plein notre rôle, sinon notre devoir, de spectateurs actifs. Il serait dommage de le snober.

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Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes