Nadav Lapid : « Face au feu, le film choisit de sauter à l’intérieur de l’incendie »
Par l’intermédiaire de son protagoniste, un musicien aussi clownesque que corrompu, Nadav Lapid offre, dans son cinquième long métrage, Oui, un portrait de son pays, Israël, carnavalesque et cinglant, qui n’exclut pourtant pas une certaine beauté.
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© Les films du losange
Oui / Nadav Lapid / 2 h 29 (en salle le 17 septembre).
Un musicien sans succès et dénué de morale, dénommé Y, va accepter de composer un nouvel hymne pour son pays, Israël, louant la destruction de Gaza et des Gazaouis. Le pitch de Oui, le cinquième long métrage de Nadav Lapid, dit tout de la corruption du personnage, mais peu de la richesse du film, qu’il s’agisse de l’intensité des comédiens (Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis), de l’énergie de la mise en scène ou de la pluralité des sens qu’il charrie. À Cannes, où il n’a mystérieusement pas figuré en compétition mais a été présenté à la Quinzaine des cinéastes, nous avions fait une première approche critique de Oui. En voici une deuxième, au gré d’un entretien avec son réalisateur.
Le protagoniste du Genou d’Ahed, votre précédent film, et celui de Oui sont très différents et même opposés : l’un est furieux contre son pays, le second est un individu qui se dit sans morale. Cependant, les deux se nomment Y. Et le premier a sa mère qui est en train de mourir d’un cancer, tandis que le second s’adresse à sa mère morte. Comment êtes-vous passé de l’un à l’autre film ?
Israël est pionnier quand il s’agit de pénétrer dans l’enfer du monde. Cet état funeste du monde convoque des réponses totales et extrêmes, que ce soit le oui ou le non. Il est juste de mettre en relation ces deux films et leurs deux protagonistes qui sont en opposition totale par rapport à tout et pourtant complémentaires. Le Y du Genou, strict et sérieux, et le Y de Oui, clown sans aucune opinion, ludique et profondément corrompu. Mais, finalement, les deux sont d’abord la conséquence d’une réalité identique. Dans ce sens-là, le oui est la conséquence de l’échec du non du précédent film.
Qu’est-ce que cela veut dire être bon dans un monde mauvais, être ouvert à un monde qui contamine ?
À la fin du Genou, une jeune femme dit à Y : « Sois bon, sois bon ! », et Y pleure. En pleurant, il se débarrasse de ses masques de la colère et du non permanent, et il s’ouvre. On pourrait espérer pour lui une rédemption. Mais il termine dans la soumission. Car qu’est-ce que cela veut dire être bon dans un monde mauvais, être ouvert à un monde qui contamine ? Si tu dis oui à tout, tu deviens comme l’a dit Nietzsche « humain, trop humain ». Comme Y de Oui : il n’y a pas un seul défaut qu’il n’a pas réussi à attraper. Les deux Y font aussi face à une désapprobation céleste sous la forme de leur mère respective, qui vient d’un Israël imaginaire.
Un Israël idéal ?
Oui. Si je le dis en termes politiques : la gauche, minoritaire, en Israël est divisée en deux parties de taille différente. La plus grosse partie vit dans un fantasme du passé qui croit à une sorte de dégradation morale ; l’autre partie, beaucoup plus petite, à laquelle je me sens appartenir politiquement et mentalement, rejette cette nostalgie parce qu’elle est fausse et parce qu’un cinéaste doit faire avec le présent.
Y est sans morale mais pas sans conscience, puisqu’il a conscience de désobéir à sa mère, qui, dit-il, « était écœurée par les larmes de l’occupant » ?
Oui, cette conscience l’accompagne comme une ombre. Ce qui ne l’empêche pas de se corrompre. Mais il a une forme de lucidité. Reprenons la comparaison des deux films. Dans le Genou d’Ahed, Y désire brandir le drapeau de tous les non. Mais se révélera finalement incapable de contrer tout le monde. Quelque chose, malgré lui, l’empêche d’être une figure héroïque. Y de Oui en est l’opposé. Il a pris la décision d’accepter tout : il n’y a pas d’hésitation ou de dilemme chez lui. Mais lui non plus n’est pas capable d’aller jusqu’au bout de la compromission. Quelque chose chez lui l’en empêche : c’est cette conscience et ce côté ludique. Pour être 100 % facho, il faut se libérer du jeu, de cette petite distance ironique qui ne permet pas d’adhérer complètement.
Et leur incapacité à aller jusqu’au bout, à l’un comme à l’autre, constitue leur humanité…
En effet.
N’y a-t-il pas chez Y, musicien sans succès, une forme de revanche ?
En Israël, un artiste est frustré face aux « vrais » artistes du pays que sont les chefs de l’armée. L’artiste qui se débarrasse de toute morale, comme Y, a le désir de prendre part à cette puissance, à cette « grandeur ». Même si c’est comme un clown.
99 % des cinéastes israéliens en Israël passent le plus clair de la journée à parler d’argent et de survie.
Autrement dit, la plupart des cinéastes israéliens, hormis le fait non négligeable qu’ils peuvent avoir gardé une morale, sont dans la situation de Y ?
99 % des cinéastes israéliens en Israël passent le plus clair de la journée à parler d’argent et de survie. Ils ne bénéficient pas plus de reconnaissance, encore moins de prestige. Ils n’ont pas d’avenir et trop peu de présent. J’invite n’importe quel cinéaste français à passer une journée en Israël en se présentant aux gens comme tel, il verra comment il sera reçu. C’est une très bonne manière d’être débarrassé de son ego.
Ce n’est pas un hasard si beaucoup de cinéastes israéliens sont, comme vous, exilés…
J’ai un ami, enseignant dans une école de cinéma là-bas, qui m’a raconté que les étudiants talentueux font des courts métrages très majoritairement muets. Parce qu’ils se préparent à leur départ, leur court métrage pouvant leur servir de carte de visite partout dans le monde.
Oui n’est pas un film qui parle du monde, mais qui parle le monde.
On accorde aux cinéastes américains ou français l’accès à l’universalisme. Mais, en ce qui vous concerne, n’êtes-vous pas réduit à la dimension israélienne ?
Mon aspiration de cinéaste est de ne parler sur rien mais de parler la chose. Oui n’est pas un film qui parle du monde, mais qui parle le monde. D’une certaine façon, c’est le monde qui l’a créé. Parfois j’ai l’impression d’être un tuyau par lequel passe une forme de condensé de sens du présent. Et ce présent, finalement, ne fait pas la distinction entre Israël et la France. C’est pourquoi je dis que si Israël est le premier arrivé dans l’enfer du monde, les autres ne sont pas loin et nous suivent. Les films qui me marquent vraiment me donnent l’impression que ce que l’on voit sur l’écran est la matérialisation du souffle de l’esprit du temps.
Par exemple, quand on voit des Antonioni des années 1960, on sent la modernité et l’aliénation qui l’accompagne. Dès lors, Monica Vitti devient une figure universelle, elle incarne tous les gens qui vivaient dans cet univers. Puis, si on regarde des Almodovar, des Tarantino ou, bien sûr, des David Lynch, on est devant un autre univers qui a remplacé cet univers de modernité froide. J’ai cet espoir que ce qui émane de Oui soit l’esprit du monde d’aujourd’hui soufflant parmi ces gens qui dansent dans les fêtes que l’on voit dans le film, avec ce mélange presque impossible de tout ce qui est beau et de tout ce qui est faux.
Je ne me sens pas honteux d’être israélien. Ce n’est pas une maladie.
Il y a cette phrase dans le film à propos des Israéliens : « C’est dur de vous aimer. » Mais, question différente, peut-on aimer son pays quand celui-ci a un gouvernement qui commet un génocide ?
Nous avons grandi avec l’idée, nous, les Israéliens, que nous n’existons pas en dehors d’être israélien. Et cela ne dépend pas du fait de détester ou d’aimer son pays. Israël nous suit partout. De ce point de vue, il n’y a aucune différence entre moi et un homme politique d’extrême droite. C’est plus fort que l’amour ou la haine. Israël fait partie de notre peau. Par ailleurs, je déteste qu’on me traite – cela arrive souvent – avec une forme de supériorité morale. C’est-à-dire qu’en tant que cinéaste israélien je suis soumis à une sorte de test moral. Il me faut montrer que je me suis hissé au-dessus de mes compatriotes. Personnellement je ne me reconnais pas dans certaines affirmations comme celle qui consiste à dire que c’est une honte aujourd’hui d’être israélien.
Je ne me sens pas honteux d’être israélien. Ce n’est pas une maladie. Je ne trouve pas qu’il y ait une quelconque nation au monde qui ait des raisons de se sentir, de manière innée, supérieure moralement aux Israéliens. Le monstre du fascisme ou le monstre du racisme se love en chacun de nous et en chaque peuple. J’approuve à 300 % les critiques les plus sévères à propos de ce que commettent les Israéliens. Des pays traversent des étapes où tout est labyrinthe ou impasse, et ils sont incapables de franchir ces impasses : ça oui, c’est l’état des Israéliens. Mais la condescendance morale est inutile.
Comment vos films sont-ils reçus politiquement ?
Même si je suis l’objet d’une haine de beaucoup d’Israéliens, qui ne sont pas des militants mais de simples citoyens, comme un voisin de palier, je suis aussi affecté des mêmes défauts. Je me suis rendu compte que les gens les plus puristes sur le plan politique ressentent une forme de perplexité devant mes films. Quelque chose ne les satisfait pas. Et je pense qu’ils ont raison. Parce qu’il y a dans mes films une ambivalence, portée par le casting, ou la caméra, ou la mise en scène.
Par exemple, Oui montre des Israéliens faisant la fête. Une fête n’est jamais uniquement noire. Il y a beaucoup de choses en commun entre moi et le voisin de palier. C’est d’ailleurs la seule chose qui me permet de faire mes films. Je ne tiens pas à donner des leçons de morale à mon voisin de palier. Il y a tant de gens dans le monde aujourd’hui qui le font, ils n’ont pas besoin de moi.
En cela, on peut être en désaccord avec certains qualificatifs désignant Oui. Par exemple qu’il serait un brûlot, un pamphlet ou une œuvre incendiaire… Qu’en pensez-vous ?
Le film n’est en effet ni un brûlot ni, j’ajoute ce terme qui revient souvent même si c’est sous la forme d’un compliment, une satire. Beaucoup d’Israéliens qui verront le film – ceux qui le traitent de manifeste antisémite n’iront pas le voir – le trouveront presque réaliste. Pour beaucoup de gens là-bas, il n’y a pas un millimètre de distance entre eux-mêmes et l’écran. Mes personnages n’ont rien de symbolique.
Je n’ai jamais voulu faire un film équilibré. Mais je tenais à parler de tout ce qui est humain en poussant chaque ingrédient à 30 000 décibels.
Le tempérament de mon cinéma n’est pas celui des non-dits, des détours et des élégances. Face au feu, le film choisit de sauter à l’intérieur de l’incendie pour le regarder de très près. La radicalité est beaucoup plus dans le geste que dans l’idéologie. Je n’ai jamais voulu faire un film équilibré. Mais je tenais à parler de tout ce qui est humain en poussant chaque ingrédient à 30 000 décibels. C’est raisonnable pour un film qui est tourné alors qu’un volcan est en pleine éruption.
J’ai vu de la beauté dans Oui, et quelque chose de déchirant…
C’est le film de quelqu’un, moi en l’occurrence, dont le cœur se brise en permanence. À l’écran, il faut accorder à ce sentiment la force qu’il mérite. Or, au cinéma, la force est accompagnée par la beauté. Il y a très peu de scènes dans ce film ne se terminant pas par le cœur qui se brise ou la Terre qui tremble. Il y a paradoxalement dans le film une forme d’ode à la beauté du monde. Je reconnais que ce n’est pas facile à dire dans les temps que nous connaissons. Ce n’est pas quelque chose que j’ai envisagé ou contrôlé. Quelles sont les relations entre l’ode à la beauté de l’existence et l’enfer politique que le film décrit ? Ce sont des relations mystérieuses. En tout cas, seul l’art, seul le cinéma est capable de les faire coexister. Si je devais écrire un article, il faudrait que je choisisse entre ceci et cela. Le film fait exister les deux.
Je voudrais terminer par une des séquences les plus puissantes : le voyage en voiture vers Gaza alors que Leah raconte à Y les sévices subis par les victimes du 7 Octobre.
Il y a en effet un continuum dans le film entre la scène dans la voiture et le plan sur Gaza, qui correspond à la définition première de l’audiovisuel dans le cinéma. Il s’agit d’entendre – le 7 Octobre – ce qu’on ne veut pas forcément entendre, et de voir – Gaza – ce qu’on ne veut pas forcément voir.
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